Fabrice Luchini, pas juste un bavard

La Discrète

Alors que cet autodidacte ancien coiffeur et livreur de pizzas est nommé aux César 2016 pour sa prestation de président à la Cour d’assises dans “L’Hermine” de Christian Vincent, déjà saluée au dernier Festival de Venise, et qu’une rétrospective va lui être consacrée durant le mois de mars au Stadtkino de Bâle, retour sur la carrière de l’acteur, sur ce qui caractérise ses personnages et ce qui constitue le sel de son jeu.

De la littérature avant toute chose

La DiscrèteCe qui définit peut-être avant toute chose le personnage Luchini, tel qu’il l’a créé au fil des années de sa carrière et tel qu’il fait les choux gras des médias qui en raffolent et en redemandent, c’est son amour profond pour la littérature française  et le rapport qu’il entretient avec certains de ses auteurs : Céline, dont il ressasse à loisir des passages du “Voyage au bout de la nuit” dans ses spectacles et à la télévision ; Flaubert, dont il connaît par cœur la nouvelle “Un cœur simple” ou encore La Fontaine. Les personnages qu’il joue au cinéma entretiennent aussi souvent un rapport particulier et privilégié à la littérature, qu’il s’agisse de l’écrivain Antoine dans “La Discrète” du même Christian Vincent (1991), Beaumarchais en personne dans “Beaumarchais, l’insolent” d’Edouard Molinaro (1995), les professeurs Vermeuil et Germain dans “Paris” de Cédric Klapisch (2008) et “Dans la maison” de François Ozon (2013), le comédien aigri Serge Tanneur qui ne jure que par Molière et son “Misanthrope” dans “Alceste à bicyclette” de Philippe Le Guay (2013), ou encore le boulanger lettré Martin Joubert dans “Gemma Bovery” d’Anne Fontaine (2013), une variation moderne autour de “Madame Bovary” de Flaubert sus-cité.

Des personnages volubiles

Pas de scandaleQu’ils soient des intellectuels ou non, ce qui caractérise aussi tout spécifiquement les personnages de Luchini au cinéma est le rapport très personnel, souvent un poil précieux et bien à l’image de leur interprète qu’ils cultivent à l’égard du langage. C’est en quelque sorte le dénominateur commun d’un très grand nombre d’eux ; qu’on songe à Octave dissertant allègrement sur l’éternel féminin devant son amie Louise dans “Les Nuits de la pleine lune” d’Eric Rohmer (1984) ou Antoine rapportant une anecdote sur Tristan Bernard dans “La Discrète ” déjà citée. Exception faite de certains (rares) contre-emplois, tel que le dirigeant d’entreprise fortuné et taiseux de “Pas de scandale” de Benoît Jacquot (2000), les personnages que joue ce fils d’immigrés italiens se définissent par la délectation communicative avec laquelle ils s’emparent du langage et font durer indéfiniment leurs logorrhées et leur temps de parole que ce soit pour séduire, dominer, faire rire ou affirmer une singularité.

Un bavard ? Oui mais pas que…

Alceste à bicycletteOn pourrait croire ainsi que le jeu de Fabrice Luchini se fonde entièrement et exclusivement sur le langage, une façon spécifique et bien à lui d’articuler et de s’attarder sur certaines syllabes, une certaine manière, reconduite de film en film quel que ce soit le personnage, sa profession ou l’époque à laquelle il vit, d’investir le parler de manière exagérée, particulièrement intense, comme si l’articulation de la moindre syllabe était porteuse d’un enjeu fou. Or c’est une erreur. Le jeu de Luchini repose en effet aussi beaucoup sur le regard – à noter que l’acteur ne cille presque jamais et a un regard lui aussi souvent intense, et très fixe. Il sait observer, regarder, et aussi écouter, comme il le montre de manière exemplaire dans “Confidences trop intimes” de Patrice Leconte (2003) où il est un confident, un auditeur, un réceptacle ; ou dans “Le Bossu” de Philippe De Broca (1997), dans lequel, pour interpréter le méchant Gonzague et lorsqu’il ne prononce pas des paroles d’une voix chuchotée et traînante, il regarde d’un regard aussi dérangeant qu’éloquent et dans lequel se mirent mille choses. Ici il enregistre attentivement, sait un moment se mettre sur veilleuse pour laisser place à son partenaire. De Catherine Deneuve à Gérard Depardieu en passant par Isabelle Huppert, Alain Delon, André Dussollier, Sandrine Bonnaire, Lambert Wilson, Sandrine KIberlain, François Cluzet, Vincent Lindon, Johnny Halliday, Jean-Claude Brialy, Daniel Auteuil, Carmen Maura, Victoria Abril, Marie Gillain, Michel Bouquet, Bernadette Lafont, l’Argentine Natalia Verbeke, la britannique bien gaulée Gemma Arterton ou encore l’excellente actrice danoise Sidse Babett Knudsen, l’acteur a donné la réplique aux plus grands, notamment parmi les femmes.

L'HerminePeu récompensé dans sa carrière – sauf un César du meilleur second rôle en 1994 pour “Tout ça… Pour ça !” de Claude Lelouch (1994) et un Prix d’interprétation déjà évoqué au dernier festival de Venise -, moult fois nommé en revanche – neuf fois aux César, quatre aux Molière – le comédien mériterait amplement d’être distingué ce soir par le César du meilleur acteur pour son rôle de “L’Hermine” avec lequel il prouve brillamment qu’il peut être un acteur de composition, qu’il ne fait pas toujours “du Luchini” – ou alors que “faire du Luchini” ça peut être très bien – et dans lequel il déploie toute l’étendue de son immense talent, investissant chaque mot, mais aussi chaque silence, chaque regard, chaque geste, chaque déplacement, avec une intensité qui est la marque des très grands. Chapeau Maestro !

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