The Room : analyse du film de Christian Volckman

Un jeune couple sans enfant s’installe dans une maison isolée. Le mari est artiste peintre, l’épouse traductrice. Très vite, ils découvrent une pièce mystérieuse protégée par un inextricable réseau électrique avec des câbles ressemblant à des tentacules. Cette pièce, dont la porte massive s’ouvre à l’aide d’une clé imposante, a la faculté de réaliser instantanément tous les souhaits qui y sont exprimés. Non pas désirs d’être ceci ou cela,  seulement d’avoir telle ou telle chose. D’abord des objets inertes, utiles à la consommation, mais aussi des êtres vivants comme… un bébé. En effet, Suzanne est très frustrée de n’avoir pas eu d’enfant et son désir le plus cher s’exauce enfin. Mais ce bébé qu’elle va élever n’est pas sorti de son ventre et s’avère ne pas être exactement comme les autres.

Sur ce postulat, le réalisateur pousse loin la logique du scénario mais non sans rencontrer, il me semble, quelques difficultés que je vais passer en revue. D’autre part, il n’envisage pas certaines conséquences qui dérivent du postulat. Précisons tout de suite que ce décryptage est 100% spoilers et qu’il se base sur une seule vision du film. Je corrigerai éventuellement par la suite.

Des réalités ou des simulacres ?

Lorsqu’on comprend que les objets se réduisent en poussière sitôt passé le seuil de la maison, on pense d’abord à des simulacres ; les choses ne seraient que des idées éphémères, existant dans l’espace mental  symbolisé par la maison et sans consistance devant la matérialité des faits qui opposent une résistance à nos désirs ou du moins à leur réalisation immédiate. Mais ce n’est pas si simple ; les choses (billets de banque, tableaux) amenées à l’extérieur ne disparaissent pas en un clin d’ œil, elles se décomposent comme sous l’action d’un temps accéléré. Ce qui signifie que les choses créées dans la pièce sous l’impulsion du désir des propriétaires sont authentiques mais qu’elles ne persistent dans l’être que parce que l’espace-temps distordu de la maison les préserve de la décomposition. La maison instaure un éternel présent pour les choses créées en son sein ; c’est une matrice de l’éternité. Les tableaux de Rembrandt et de Léonard de Vinci sont authentiques, les dollars aussi. Et donc aussi les arbres, le bébé et tous les êtres vivants. En franchissant brièvement le seuil, Shane vieillit en quelques minutes : il a 8 ans, puis c’est un jeune adulte. Mais rien n’indique qu’il serait un simulacre ou une imitation. D’ailleurs une imitation de quoi ? Il est simplement le produit du désir de sa mère qui l’a vraiment engendré, mais en pensée seulement. La pensée est productrice de réalité matérielle.

Une première difficulté – Exposées à l’extérieur, les choses inanimées vieillissent plus vite que les choses animées, ce qui n’est pas logique. Un tableau se désagrège en quelques secondes alors qu’il lui faudrait des siècles à notre échelle temporelle tandis qu’un être humain dont l’existence est plus éphémère a tout de même le temps de franchir toutes les étapes de la vie. Shane est un enfant puis devient un jeune homme et un vieillard alors qu’il aurait dû tomber en poussière presque aussitôt. Sa décomposition est plus lente que celle d’un tableau. Pourquoi ? A mon avis, le scénariste a fait ce choix pour bien faire comprendre que Shane n’est pas un simulacre.

the room

Un extérieur en boite

Le défi le plus audacieux du scénario est de révéler que Shane, l’enfant désiré, a lui aussi le pouvoir de fabriquer la réalité en se servant de la pièce comme ventre fécond. Mais puisqu’ il lui est interdit de sortir à cause des « microbes » et que Matt lui révèle son origine idéelle (« tu n’as ni père ni mère » lui dit-il, ce qui est vrai seulement biologiquement), il décide de créer un « extérieur » qui lui soit viable, dans lequel le temps est suspendu. Lorsque le père pénètre dans la chambre, celle-ci s’est transformée en forêt. Shane est en train de construire un bonhomme de neige au milieu des arbres. Matt touche les arbres qui sont réels. En avançant dans la forêt, il aperçoit au loin sa propre maison qui apparemment a été entièrement copiée avec, nous allons le comprendre, ses occupants inclus. La famille a donc été dupliquée, à l’exception de Shane lui-même. Pour l’enfant, la vie avec ses parents caractérise le seul univers possible parce que c’est le seul qu’il connaisse et qu’il aime sa mère. Comme il ne peut sortir sous peine de mort, il recrée la maison et ses parents en configurant une nature extérieure qui constitue un environnement rapproché. L’enfant pourrait donc disparaître dans son rêve en empêchant ses premiers parents de le rejoindre puisqu’il a volé les clés de la pièce. Mais le père ouvre un passage à travers le mur et poursuit l’enfant. 

Une deuxième difficulté – Nous avons l’impression que Shane prend l’apparence de Matt auprès de Suzanne et fait croire à sa propre mort pour s’attribuer la place du père et ainsi se libérer. Mais s’il est logique que l’espace intérieur de la chambre spéciale se transforme en nature sylvestre, que l’enfant devienne adulte, comment pourrait-il changer son apparence ? Plus probablement, le père au comportement bizarre est un doppelgänger qui explique à sa femme que, sans argent et sans travail, ils ne sont pas obligés de quitter la maison. Celui qui parle ainsi est bien le double du père, ne pouvant guère s’éloigner, lui-même poignardé par Shane devant une Suzanne tétanisée, tandis que le couple original (les vrais parents) contourne la maison dupliquée en courant et retourne sur ses pas. 

Les deux pères de Shane et la fausse liberté

Shane a deux pères : Matt et John Doe, l’ancien propriétaire qui a tué tous les occupants et croupit en hôpital psychiatrique. Lors de la rencontre entre Matt et John Doe, ce dernier explique qu’il existe, pour une créature (engendrée dans la pièce), un moyen de se libérer : la créature doit tuer son créateur, le fils doit tuer son père. En prenant sa place, il sort de l’éternel présent et s’inscrit dans une temporalité humaine ordinaire. John Doe est lui-même une créature, engendrée 40 ans plus tôt, mais sa libération a été dérisoire puisqu’il finit ses jours en prison-hôpital. De même que Shane, il n’est pas en lui-même mauvais ; c’est le dispositif de la pièce et les limitations qu’elle impose qui font que les créatures doivent, pour survivre, éliminer leurs créateurs. Les créatures sont des hommes normaux, intelligents, capables d’empathie et d’amour, mais – à moins de vivoter dans un cocon – ils sont contraints à devenir des surhommes (John Doe évoque Nietzsche) en renversant les dieux. L’humanité, en s’affranchissant de l’acte sexuel pour la reproduction, pourrait bien effectivement engendrer – avec la PMA – des criminels en puissance. John Doe parle directement à Shane par téléphone (« Hello, Son »).

Un détour par la psychanalyse

On croyait les élucubrations du père Freud passées de mode mais pas au cinéma, surtout pour un film français tourné… en anglais, avec des acteurs anglophones, et destiné au marché international. On y apprend donc que les petits garçons sont amoureux de leurs mamans, veulent coucher avec elles (demande explicite de Shane à Suzanne) et sont prêts à éliminer physiquement leur rival de père. Les Américains qui sont les premiers à s’allonger sur les divans et à enrichir leurs psys raffolent de ce genre de ragots : ainsi Suzanne se fera tripoter les seins et même peut-être violer par son vilain garnement. A tel point qu’on peut se demander, au moment où elle apprend dans un motel qu’elle est (enfin) enceinte, qui est vraiment le père ? Le pauvre époux bien affaibli et interdit d’entrée dans la chambre ou le bambin surhomme réduit en poussière ?

Une porte et une muraille

Le scénario est tellement prometteur que nous devrions être enthousiastes, au moins autant que pour Vivarium (2019, Lorcan Finnegan) qui raconte aussi une histoire extraordinaire d’enfant sans père ni mère, à l’origine inquiétante et finalement très dangereux. Malheureusement ce n’est pas vraiment le cas ; The Room (2019) se traîne un peu et, malgré une excellente idée de départ et des prolongements vertigineux, reste assez terne dans l’ensemble. De plus, une incohérence apparaît vers la fin du film.

Une troisième difficulté – Quand Matt et Suzanne reviennent vers leur maison en passant par la porte de la pièce, ils sont suivis par Shane qui vient de poignarder le double de son père et se trouve dans un état d’excitation meurtrière. Le couple n’ouvre pas la porte principale de leur maison et Shane meurt à l’extérieur. Mais sa présence est une impossibilité logique. Lorsque Matt, suivant son fils, se retrouve dans la pièce transformée en forêt et qu’il se retourne, il voit la porte encastrée, non dans le mur de sa maison mais dans une immense muraille incontournable. Comme la porte de la pièce transformée ouvre sur un « autre monde », celui du rêve de Shane, le scénariste a cru préférable de représenter une muraille continue et gigantesque qui serait la limite entre les deux univers. Quand le couple revient en arrière, il repasse par la seule porte faisant communiquer les deux univers, celle dans la muraille ; il n’y en a pas d’autre. Or, on voit Shane réapparaître devant la porte principale de la maison. Soit il a réussi à passer la porte de la pièce et il est déjà dans la maison, soit il n’a pas pu franchir la muraille et ne peut pas être devant ses parents.

Ajoutons que cette muraille infranchissable (autrement que par une porte) est complètement superflue. L’extérieur que Shane a créé n’avait pas besoin d’une limite palpable. Il suffisait que la porte apparaisse mystérieusement dans la forêt comme un portail entre deux univers. Autour de la porte et derrière, la forêt pouvait continuer avec seulement la maison à proximité. La maison étant l’horizon indépassable de cet extérieur, le mur n’a aucune nécessité ; il réintroduit même une idée d’enfermement qui est à l’opposé du désir de Shane ; la dimension de la forêt est certes limitée à sa puissance imaginative, extensible et variable, mais cette limite est purement mentale.

Dernière remarque : la pièce peut-elle anéantir ce qu’elle a créé ? Devant les réticences de Suzanne, Matt s’apprête à exiger la disparition du bébé. Il n’en a pas le courage. Pourtant, il serait très important de savoir à quoi s’en tenir pour le futur déroulement de l’histoire. Si la réponse est oui, le père aurait pu détruire l’« autre côté » créé par son fils. Or, il ne le fait pas mais a-t-il essayé ? S’est-il opposé à la volonté de son fils ? Autant de questions sans réponse parce que le film ne les pose pas et c’est bien dommage pour la cohérence du scénario. Si le fils est contraint de renoncer à son rêve de liberté, la forêt et la muraille s’évanouissent et il se retrouve dans la pièce fermée qu’il n’a pas quittée. Mais ce n’est pas le cas puisqu’il est dehors, ce qui est absurde.

Conclusion

John Doe se confie à Matt : « Seul un homme dont tous les désirs peuvent se réaliser est plus dangereux qu’un homme qui ne peut réaliser aucun de ses désirs ». Cet homme n’est pas sans filiation ; il est le produit d’une idée et d’un désir. Mais, pour exister au milieu des autres hommes, il doit partager leur espace-temps et le prix à payer pour ce transfert d’un monde à l’autre est le massacre de ses proches. Si la maison en son centre – The Room – exige cela, c’est que l’origine de son pouvoir est diabolique. Elle ne comble tous les souhaits que pour retenir prisonnières ses victimes ou les faire périr.

Essayons par la pensée de dupliquer ce film dans l’au-delà de l’écran et d’imaginer le chef d’ œuvre qu’il aurait pu être. Prenons nos désirs pour des réalités.

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5 commentaires
  1. EDIT ADMIN : restez polis

    Sale [BIIIIP!] [BIIIIP!] Freud a passé des après-midi plus productives que cent fois [BIIIIP!], [BIIIIP!].

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