Une histoire de fou de Robert Guédiguian

Les guêpes ça produit rien, ça nourrit personne, et surtout ça crispe quand on déguste le melon au porto en terrasse. Pour l’instant c’est nous les hommes qui dominons le game de la sélection naturelle alors voilà ma question : pourquoi on tolère ça ? pourquoi on renvoie pas les guêpes dans leur pays ? voire mieux : pourquoi on s’en débarrasse pas définitivement ? D’accord ça fait perdre une espèce dans l’écosystème de la biodiversité de la beauté de la nature mais vous avez bien mesuré le bénéfice ? Et puis vous croyez que les prochains qui prendront le trône ils feront dans la dentelle ? Laisse les poulets monter au pouvoir et le lendemain le renard est une espèce disparue. Bref, il est des cas où, a fortiori si ma farniente est en danger, l’extermination totale d’un fragment du vivant peut se tolérer. Mais je n’aurai pas besoin d’invoquer cette opinion toute personnelle pour repousser Une histoire de fou de Robert Guédiguian, film-devoir de mémoire sur le génocide arménien. C’est suffisamment raté pour qu’on dénonce en des termes strictement cinématographiques.

Synopsis

Aram, jeune marseillais d’origine arménienne, fait sauter à Paris la voiture de l’ambassadeur de Turquie. Un jeune cycliste qui passait là par hasard, Gilles Tessier, est gravement blessé.

Critique

unehistoiredefou02“Je pense que les moments les plus importants de l’Histoire ne se produisent pas sur les champs de bataille, dans les palais, ou les couloirs des parlements… Mais dans les cuisines, les chambres à coucher et les chambres d’enfant.

– C’est peut-être pour cela que les guerres une fois commencées, ne finissent jamais. Elles se poursuivent sous d’autres formes.”

Ce sont les premières phrases que, par un carton blanc sur noir comme au temps du muet, le film nous envoie. D’expérience on est méfiant face aux tentatives de filmer les épisodes les plus malencontreux de l’histoire. Généralement l’affect et la morale prennent le pas sur l’intellect et l’esthétique, la simplicité d’analyse réconfortante sur la complexité du réel. Ces premières phrases commencent pourtant par mettre le méfiant en confiance. Il croit l’oeuvre brechtienne. D’une part, le procédé correspond aux effets didactiques du metteur en scène allemand. D’autre part, l’énoncé laisse entendre, attitude elle aussi conforme à l’esprit de Brecht, que l’Histoire au sens traditionnel du terme est une construction mythique, à laquelle il faut opposer la prégnance en tous temps du banal. On déchantera dès la fin de cette préface sans son. La mise en scène classique (voir la scène où Soghomon Thelirian attend que Talaat Pacha sorte puis traverse), les dialogues explicatifs (“Je sais qui sont les coupables. Ce sont les fascistes turcs, les négationnistes et les gouvernements qui les soutiennent. Je comprends ton geste. Mais à mes yeux ça ne le justifie pas.”) et la diction scolaire des comédiens (avec tous les e et les double négations !) valident le pressentiment d’un film didactique. Mais l’héritage brechtien est bien loin. Une histoire de fou n’est didactique qu’en ce qu’il nous sert tout mâché l’histoire et son explication, jamais en ce qu’il pousserait le spectateur à avoir un regard critique sur la représentation. Au contraire, succession de moments dramatiques, efforts pour stimuler l’identification, le film veut nous tenir dans son récit. Par ailleurs, les affirmations inaugurales ne sont pas anti-historiques comme on l’avait cru. Ce que Guédiguian veut dire c’est que l’Histoire ne concerne pas seulement le tout de la société, elle affecte chaque individu, et ce qu’il va incarner pendant deux heures c’est le fameux “passé qui ne passe pas”, avec des êtres qui portent intimement le poids de la guerre, bien au-delà de sa fin administrative. Autrement dit, Guédiguian rajoute de l’Histoire à l’Histoire. Ce n’est plus seulement l’affaire des grands hommes qui, élus par l’Esprit, battent vents du Progrès et flammes de la Conservation debout sur le dos d’un aigle royal, c’est aussi le problème des petites gens, épiciers, taxis, ta mère. La conséquence directe est que dans l’univers d’Une histoire de fou le quotidien n’existe pas. Au moment où il est en train de remplir l’étal vide des oranges avec un nouvel arrivage d’oranges, le père d’Aram ne remplit pas l’étal vide des oranges avec un nouvel arrivage d’oranges : il accuse, tiraillé par l’insolence de la génération des fils, l’échec de son travail d’assimilation.

unehistoiredefou03

Or, bien qu’il charge le moindre geste des plus grands enjeux, le film est avare en véritables effusions tragiques. C’est son ultime trahison. On tolère à l’occasion un métrage genre Incendies par Denis Villeneuve – à partir d’une vision du monde similaire, il propose des images vraiment spectaculaires, pleines de feux et de larmes, et risque le grotesque, pourquoi pas le hors-sujet : de là on peut commencer à s’amuser. Guédiguian est comme ces chanteurs qui ne poussent pas la voix par peur de la faute de goût. Il fuit et même punit les infractions au style moyen, à la morale moyenne. Si le film contient des effets superflus, tels ces ralentis fatidiques dans les séquences d’attentats, ce n’est jamais gratuit – on reste dans l’optique sensori-motrice de la représentation des états intérieurs d’un personnage – et c’est toujours contenu – le ralenti ne dure pas jusqu’au malaise, il s’arrête dès lors qu’on a saisi l’information “acte de violence traumatique”. Ces effets font alors aussi office de marqueurs moraux. Au lieu de nous montrer les meurtres secs et d’éventuellement nous laisser les appréhender comme on le sent, Guédiguian fait de la signalétique. Regardez, ça c’est pas bien, il faut se sentir mal. Evidemment, il va systématiquement dans le bon sens. Le film au bout du compte narre l’adoption d’un bourgeois blanco par une famille d’immigrés. Quel bel exemple de tolérance entre les peuples ! Sauf que non : la réunion se fait sur une connivence sociale. Les immigrés prônent l’assimilation et sont dépassés par ce fils qui suit ses impulsions populaires. De l’autre côté, Gilles est las des façons grand-bourgeoises de sa famille biologique. On s’unit parce qu’on a le cœur moyen. Enfin les méchants du film se reconnaissent à ce qu’ils sont extrémistes et si on peut envisager la rédemption pour Amar c’est qu’à plusieurs reprises il est pris de doutes moyens. Le vice de Guédiguian n’a même pas le mérite de l’originalité. Cette mollesse républicaine on la voit toutes les semaines au cinéma français. En dehors du film, le réalisateur insiste sur le fait que le génocide arménien est un événement unique, qu’on doit tarder à assimiler aux autres génocides. Mais, après ses procédés, le génocide en question paraît simplement comme un rebondissement de téléfilm.

unehistoiredefou04Le seul véritable bonus contenu sur le DVD est un petit documentaire / making-of intitulé La Bombe de trop, réalisé par Audrey Vatville. On peut y voir notamment José Antonio Gurriarán, journaliste et écrivain qui a inspiré par son histoire et sa sagesse la caractérisation et l’évolution du personnage de Gilles Tessier dans le film. Une histoire de fou est l’adaptation libre de son livre-témoignage La Bombe. Ainsi, on en voit autant sinon plus en 25 minutes de docu qu’en 2 heures de fiction, avec j’imagine un budget 10 fois plus petit, et pourtant toujours en accord avec la démarche de Guédiguian. Si pour le prochain il pouvait simplement faire une note d’intention filmée par ladite Audrey, je pense qu’on y gagnerait tous.

Total
0
Partages
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Article précédent

American Nightmare : Elections

Article suivant

Chien enragé de Akira Kurosawa

Articles sur le même sujet