Analyse et Explication de la série La Mesias

Dans l’univers sériel saturé d’aujourd’hui, rares sont les œuvres qui déstabilisent vraiment, qui donnent ce frisson si singulier dès les premiers plans, les premières minutes, comme le sentiment de découvrir une oeuvre exceptionnelle. La Mesías, création du duo madrilène Javier Ambrossi et Javier Calvo, appartient à cette catégorie.

Une série qui s’impose d’emblée comme une anomalie : à la fois très référencée et inclassable, esthétiquement surchargée et modeste, mais surtout doté d’une puissance émotionnelle brute comme j’ai rarement ressenti (j’ai très vite pensé à The Leftovers, ma série culte). Une fresque familiale hors norme, ample et dérangeante, au croisement du conte et de la quête spirituelle.

Attention, comme d’habitude, cette analyse est garantie 100% spoilers. A lire après avoir vu la série.

Synopsis

À la faveur d’une chanson kitsch qui cartonne sur le Web, un frère et une sœur se retrouvent plongés dans leur enfance traumatique. Enric et Irene ont grandi plus vite que leur mère, trop fêtarde, trop déglinguée, qui vendait son corps pour les nourrir avant de devenir la cheffe de file d’une secte dédiée à la Vierge et aux extraterrestres. Affranchis de son emprise, ils vont découvrir qu’ils ne sont pas totalement libres…

La série s’ouvre sur des images oniriques et étranges, avant de basculer dans le kitch total d’une vidéo virale : un girls band chrétien, Stella Maris, dont la pop aux accents religieux fascine autant qu’elle met mal à l’aise. Pour Enric, documentariste solitaire, c’est une gifle. Ces jeunes filles, en tenue blanche immaculée, sont ses sœurs — enfants de celle qui, autrefois, l’a enfermé dans un monde de violence domestique et de fanatisme chrétien. La série est construite comme une enquête intérieure : Enric part à la recherche de ses souvenirs, de ses cicatrices, et de cette mère — Montserrat — qui a marqué sa vie d’une emprise toxique. Très vite, la série se déploie en spirale : elle convoque les années 1980, les souvenirs fragmentés, les visages du passé, et déconstruit lentement la mécanique du pouvoir familial.

Des influences multiples

Si l’on perçoit très tôt la singularité de La Mesías, c’est aussi parce qu’elle joue ouvertement avec des influences fortes, qu’elle digère et transcende. On pense à Xavier Dolan pour cette capacité à capter la faille intime derrière chaque excès, pour ce mélange de stylisation pop et de gravité émotionnelle. La série partage également avec Almodóvar cette esthétique du trop-plein — couleurs franches, mélodrame exacerbé, corps et cœurs à nu — mais aussi un regard acéré sur la figure maternelle, à la fois sacrée et destructrice. Tout y est : le kitsch, la douleur, le grotesque et l’amour avec une réflexion puissante sur la mémoire traumatique.

Côté séries, c’est, comme je l’indiquait plus haut, The Leftovers de Damon Lindelof qui revient en tête : même traitement elliptique de l’événement traumatique, même usage discret mais déstabilisant du fantastique, même ancrage dans une douleur intime que le réel ne suffit plus à contenir. Comme chez Lindelof, les mystères de La Mesías ne visent pas à être résolus, mais à révéler les abîmes de ses personnages, leur chaos intérieur, leur tentative de résilience. Mais La Mesías dépasse le simple collage référentiel : elle les absorbe dans un récit unique, authentique, cohérent du début à la fin malgré les changements de tons, d’époques et de points de vue.

La Mesías prend racine dans une Espagne marquée par le franquisme, par une culture de la culpabilité catholique et des non-dits transgénérationnels. Le récit s’inspire plus spécifiquement de cas réels de sectes et de familles pop catholiques viralisées (comme Flos Mariae), tout en infusant une sincérité vécue — Ambrossi ayant repris des éléments autobiographiques dans le scénario.

Les Thèmes : religion, emprise et liens toxiques

    La force de la série tient à son regard lucide sur ce que la foi peut engendrer quand elle est utilisée comme outil de domination. Montserrat, mère et matriarche, est incarnée par trois actrices fabuleuses, qui traduisent à l’écran les différentes étapes de sa mutation : séductrice perdue, gourou domestique, puis vieille femme recluse et mégalomane. C’est un personnage qui échappe à toute caricature : elle est à la fois aimante et monstrueuse, pathétique et terrifiante. En face, Enric et sa sœur Irene tentent de rétablir la vérité, de s’extraire de la spirale du passé. Mais il ne s’agit pas de confrontation spectaculaire — plutôt d’un lent et douloureux processus d’émancipation psychique. Le pardon n’est jamais vraiment envisageable ; ce qui est en jeu, c’est la possibilité de survivre à ce que l’on a vécu.

    L’un des points de La Mesías, c’est l’analyse implacable de l’emprise — religieuse, familiale, psychologique. À travers Montserrat, la série explore la manière dont certaines injonctions — sociales, affectives, spirituelles — peuvent anéantir toute subjectivité.

    Les deux paragraphes ci-dessous reformulent des explications développées sur le site Saison Média, que nous remercions.

    L’approche évoque le concept de « double bind » (ou double contrainte), théorisé par Gregory Bateson : un schéma de communication pathologique dans lequel un individu reçoit simultanément deux messages contradictoires, l’un verbal, l’autre implicite, qui rendent toute issue impossible. Pep, figure de domination fluide et insaisissable, enferme Montserrat dans ce type d’injonction paradoxale : être aimée mais se soumettre, obéir tout en se croyant libre, enfanter pour Dieu mais obéir à un homme. Et c’est bien cette tension, ce piège mental, qui finit par réduire Montserrat à un corps au service d’une cause : celle d’un salut mystique, d’une mission divine imaginaire.

    Le psychiatre Paul-Claude Racamier a ajouté à cette mécanique une troisième strate : une injonction invisible qui interdit de remettre en question la double contrainte elle-même. Il parle alors d’« ambiance » — une sorte d’atmosphère empoisonnée, propre à certains systèmes familiaux. C’est cette ambiance que La Mesías capture avec tant de précision : une foi transformée en contrainte, un amour maternel qui devient devoir, puis violence symbolique.

    Montserrat devient ainsi le parfait « préadepte », pour reprendre la notion du psychologue Bernard Chouvier : une personne déjà fragilisée par une rupture sociale ou affective, et donc hautement manipulable. Pep perçoit immédiatement cette faille, cette disponibilité à croire, et la convertit en obéissance mystique. La religion — censée relier les êtres — devient ici un instrument d’isolement. Et c’est précisément ce retournement du lien en ligature qui produit la dérive sectaire : les affects sont remplacés par des dogmes, les désirs par la contrainte, les relations humaines par des représentations sacrées.

    À travers le parcours de Montserrat, La Mesías interroge donc en creux nos propres liens modernes : hyper-connexion, vide spirituel, solitude affective. La série fonctionne comme un miroir inversé de notre société occidentale, où la quête de sens, trop souvent déçue, ouvre la porte à de nouvelles formes d’aliénation.

    Les flashbacks, nombreux durant une bonne partie de la série, ne sont jamais gratuits : ils déconstruisent les mythes familiaux, révèlent l’ampleur des manipulations, les failles de l’institution familiale. La série use d’une esthétique fragmentée, tant dans son montage que dans sa narration, pour mieux épouser la logique du trauma : celle d’un souvenir qui revient en morceaux, à travers les voix, les objets, les images mentales.

    Mais La Mesías ne se contente pas d’une critique de la religion pervertie. Elle interroge plus largement notre époque. Les vidéos de Stella Maris, reprises sur les réseaux sociaux, deviennent objets de fascination et de moquerie. Le religieux se consomme, se partage, devient viral — et c’est là un autre piège : celui de la marchandisation de la croyance, de la foi comme produit, et plus globalement d’à peu près tout ce qui est existe.

    Explication de la fin 

    Les Javis refusent une lecture linéaire : ils laissent l’espace à l’interprétation, sans moralisation ni jugement univoque. Le dernier épisode de La Mesías prolonge cette ambiguïté fondamentale : rien n’est pleinement résolu, aucune figure n’est totalement innocente ou monstrueuse. Lorsque Enric et Irene retrouvent enfin leur mère, incarnée par une Carmen Machi impressionnante de froideur hallucinée, le spectateur est confronté à une figure presque mythologique : une femme recluse, délirante, enfermée dans son propre fantasme de sainteté. Irene la voit comme une sorcière — l’ogresse de ses souvenirs d’enfance. Enric, quant à lui, est rattrapé par une fascination trouble, faite de haine et d’attirance mêlées. Une dernière nuance incestueuse plane sur leur relation, jamais nommée mais puissamment suggérée.

    Ayahuasca, extraterrestres, visions de la Vierge… tout cela cohabite sans hiérarchie dans cet univers où la foi est à la fois une béquille et un poison. Enric et Irene ont tourné le dos — non pas sans douleur, mais avec lucidité. Ils ont compris que l’amour ne suffit pas quand il détruit. La série se clôt sur ce paradoxe : il n’y a pas de rédemption pour tout le monde. Parfois, la seule chose à sauver, c’est soi-même.

    La Mesías est un objet radical, dense, hybride mais surtout une lettre d’amour et une mise en garde. Ceux qui cherchent de la sensation douce peuvent passer leur chemin — ici, la foi est monstrueuse, et l’émotion, inclassable.

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