J’accuse ! Ce film m’a fait perdre mon chihuahua ! Lundi dernier, l’animal rentre d’une balade solo avec des poils de renard entre les canines et une plaie sanglante et écumeuse sur le flanc, pas fou je lui dis je viens de recevoir Chien enragé d’Akira Kurosawa ça doit contenir quelques bons conseils pour la situation – rien. Je le mate une deuxième fois au cas où j’aurais manqué un truc – toujours rien. Une troisième fois dans la version Blu-ray en espérant que le 1080p fasse ressortir les bons détails – non plus. Je me tape tous les bonus, lit à la loupe le livret – mon chien est mort. Afin d’éviter à d’autres le même désagrément, je retranscris in extenso les conseils post-mortem de mon vétérinaire : y a pas de traitement contre la rage espèce de con. Ce faisant j’ai bon espoir que la mort de Galipette n’ait été vaine.
Synopsis
1949. Dans un Tokyo écrasé par une importante vague de chaleur, Murakami, jeune inspecteur de police, se fait subtiliser son arme de service. Il entame alors une traque qui l’entraîne dans les quartiers moites et miséreux d’une ville encore marquée par les stigmates de la défaite.
Critique
Vous vous en doutez, d’une part je suis remonté contre ce film d’autre part le travail de deuil, et plus particulièrement les lamentations adressées à la Providence, me prennent tout mon temps. Alors j’ai décidé de régler son sort au film avec une truelle, en me contentant de répondre à deux questions, cruciales peut-être expéditives surtout. Comment se fait-il d’abord que Chien enragé soit beaucoup plus réussi que L’Ange ivre ? La question se pose, croyez-moi, dans la mesure où les deux œuvres se succèdent dans la filmographie Toho de Kurosawa et où Chien est à bien des égards une continuation de L’Ange. Le cinéaste règle avant tout le problème de disharmonie que nous avions identifié. C’est que sans détour cette fois-ci le film est projeté vers l’avant. Dès la première séquence, l’enjeu narratif, simplissime, est posé : revolver volé, allons le retrouver. Peu importe les variations rythmiques, le ressort est bandé. Sur ce postulat dynamique, Kurosawa peut se laisser aller à toutes les inventions visuelles. Bénéficiant en outre de la variété des milieux traversés grâce au prétexte de l’enquête policière, il démultiplie les façons de filmer. Son style dans Chien enragé consiste à exploiter tous les styles, des effets les plus artificiels aux simples vues documentaires du Tokyo d’après-guerre. Le propos également se densifie. On retrouve l’idée d’un monde condamné d’avance (le motif des rayures est encore présent mais de manière moins insistante) où les antagonismes s’annulent : plus le jeune policier s’approche de son voleur, plus il trouve de raisons de s’identifier à lui, et il comprend bien vite que la distribution des rôles aurait pu être inversée. Mais cette fois-ci la réflexion est contextualisée, géographiquement et temporellement. Nous ne sommes plus dans un quartier clos de studio, pendant un été symbolique, nous sommes dans l’authentique capitale du Japon, en 1949. On quitte alors la métaphysique. Kurosawa ne prétend plus parler de la condition humaine en général. Significativement, il est dans le film une opposition qui ne se réduit pas. Murakami, notre héros, doit travailler avec son supérieur, le commissaire Sato. Quoi qu’ils finiront amis, leurs avis divergent. Contrairement à Murakami, Sato refuse l’empathie envers les criminels, pour lui ils sont inexcusables. Voyant que la discussion n’avance pas, il finira par invoquer le motif de l’âge. Les deux personnages n’ont pas eu à être jeunes dans le même contexte, de là viendrait le malentendu. Sur ce point, on ne doute pas que Kurosawa soit d’accord avec Sato. Quand il dépeint cette humanité ravagée, coupable, pourrie, ça ne vaut que pour l’après-guerre. Murakami et Sato ont tous les deux raison, si on réfère leurs discours aux réalités qu’ils ont connues. Dans le monde moderne, il est devenu vain d’essayer de distinguer le Bien du Mal – ce n’était pas le cas auparavant. On pourrait aussi affirmer que l’importance accordée ici encore au chaud et moite participe de cette tentative de représentation de la modernité. La canicule est liée au contexte urbain, à sa densité. En revanche on respire bien, on est aérés, dans les films historiques de Kurosawa. Sato est plutôt de cet univers-ci. L’échappée ne se fait plus par la mort vers les cieux, comme dans L’Ange ivre, mais par le langage vers le passé.
Dans quelle mesure ensuite peut-on confondre Chien enragé et Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica (1948) ? Il existe une grande proximité entre les deux films, qui justifie cette analogie récurrente. Proximité contextuelle : ce sont des œuvres d’après la seconde guerre mondiale, depuis des pays qui ont subi la défaite. Proximité narrative : le héros dans les deux cas est un gars du peuple qui perd un objet et traverse la capitale afin de le retrouver. Proximité cinématographique enfin : on choisit de montrer les séquelles de la guerre à même le réel, le décor c’est dehors. La confusion s’arrête ici. Jean Douchet fait la distinction suivante : « Dans Chien enragé, on filme l’action pour elle-même et non pas l’action ‘en vue de’. » Ce n’est pas tout à fait clair, voici comment à la vue du film je le comprends : Kurosawa, en styliste, cherche dans chaque situation les moyens de créer de la forme. Murakami est tourmenté par les conséquences de sa négligence, plans larges et longs très composés presque abstraits avec deux tiers de ciel et les hommes silhouettes en contre-jour. Murakami se déguise en mendiant pour s’infiltrer dans les bas-fonds, montage documentaire mixant très gros plans et plans moyens. Namaki l’amoureuse du voleur danse, séquence digne d’un musical américain genre ladies of the chorus. Namaki épuisée après la danse, gros plans sensuels sur les corps indifférenciés en sueur. Chaque séquence en ce sens a une force d’arrêt. Sica dans Le Voleur filme plus uniformément, en ce qu’il utilise le cinéma pour sa puissance de représentation directe. Dans ce cas nul besoin d’effets. On filme au mieux. Mais puisque le film est globalement raccord les séquences valent peut-être moins pour elles-mêmes que comme jalons de l’intrigue. Si c’est ça que Jean Douchet veut dire, on lui rétorque que le déficit d’effets se compense par un apport documentaire plus grand. Il y a autant à voir, même si c’est un autre spectaculaire, même si le regard est plus libre. De plus, les scènes de Chien enragé sont plus autonomes parce que comme on l’a vu, par la mise en scène, Kurosawa inclut le commentaire du récit dans le récit. Il ne fait pas seulement image, il fait sens. Sica quant à lui bien sûr met en scène mais dans une perspective émotionnelle immédiate. Libre au spectateur de construire le système qu’il veut au-dessus de ces histoires de prolo ou bien n’en pas construire du tout. En bref, Kurosawa emprunte au cinéma néo-réaliste pour faire du cinéma classique. Autre hypothèse à ne pas exclure : je me trompe totalement.
Bonus DVD / Blu-Ray Chien enragé de Akira Kurosawa
Les contenus additionnels sont identiques, en quantité, à ceux proposés pour L’Ange ivre : un livret de 50 pages écrit par Charles Tesson, un documentaire sur la fabrication du film de la collection The Masterworks (cette fois-ci intitulé Kurosawa écrit des romans) et un entretien avec Jean Douchet. En qualité, cela augmente : comme Chien enragé est une oeuvre plus dense, les analyses se précisent et les différentes voix ont plus de marge pour la rêverie personnelle.