Julien Duvivier à la Fondation Pathé

Julien Duvivier paraît s’identifier complètement avec sa carrière de réalisateur. C’est bien sûr plus ou moins le cas avec nombre de cinéastes qui ne connaissent aucune interruption de parcours mais, souvent, quelques épisodes extérieurs, dus aux remous de l’histoire, aux engagements politiques ou à la vie sentimentale produisent des coups de théâtre, des scandales ou des retournements subits. Rien de tel chez Duvivier. Non qu’il soit sans opinion ou sans ami(e)s mais sa biographie n’apporte que peu d’intérêt de même que les thèmes ou les genres abordés dessinent moins une figure d’auteur soucieux de sa marque distinctive que celle d’un excellent faiseur de films. Là où certains s’essoufflent à des ouvrages parfois laborieux ou futiles, il enchaîne les tournages sans interruption, connaissant un grand succès public et une reconnaissance méritée pendant près d’un demi-siècle.

Après des études sommaires et un bref passage au théâtre, il débute au cinéma par la réalisation dès 1919 ; il a alors 23 ans. Il ne s’arrêtera qu’en 1967. Il n’est même pas besoin de consulter la presse de l’époque pour deviner que la plupart de ses films, dès le début des années 1930, obtiennent un accueil enthousiaste. Il tourne avec les acteurs les plus prestigieux de l’époque des titres pour certains devenus mythiques. La reprise de l’après-guerre, après un passage à Hollywood, commence par une belle réussite à la fois commerciale et artistique et il se maintient ensuite à bon niveau. Le début des années 1950 voit apparaître de nouvelles grandes stars que Duvivier accompagne facilement à leur sommet. Et l’infatigable artisan réussit même, dans les années 1960, à donner quelques œuvres mineures mais pas inintéressantes.

Mais qu’en est-il de la période muette ? Moins connue, avec des films perdus ou récemment redécouverts, la Fondation Pathé va nous permettre de parcourir une dizaine d’années de sa production avec les titres suivants :

Haceldama (1919) – Western français situé en Corrèze avec des personnages ayant des noms de film américains : Smith, Bill, Minnie, Kate. Séverin-Mars prend les poses de William Hart avec le revolver braqué en gros plan devant la caméra. La dramaturgie est tendue mais vaut davantage par les rebondissements que par la cohérence de l’intrigue. Un certain charme sauvage se dégage de cette bande au découpage varié et dynamique mais les scènes d’intérieur sont assez empesées.

Le Reflet de Claude Mercoeur (1923) – Fantastique d’après Frédéric Boutet, avec Gaston Jacquet dans un double rôle. Le film joue davantage sur le trouble que provoque la ressemblance que sur les quiproquos. A leur première rencontre, les deux hommes, vêtus de noir, sont seuls dans une rue éclairée et bordée de murs blancs. Les trucages consistent à mettre en présence l’acteur avec lui-même ou à le faire apparaître / disparaître. Le doute subsiste de savoir qui est qui et un certain vertige s’empare du spectateur.

Credo, ou La Tragédie de Lourdes (1923) – Premier d’une série de films religieux, allant jusqu’à Golgotha (1935). Un miracle sauve la fille d’un savant athée. Bien que Léon Moussinac, dans L’Humanité, s’oppose à la propagande cléricale, Duvivier n’a rien d’un calotin. Tourné sur place et intégrant des vues documentaires mais les scènes de pèlerinage sont reconstituées à Nice. On assiste à une sorte de cérémonie secrète au cours de laquelle est intronisé un laïque fanatique, du nom de Jean-Elie. Dans le ciné-roman La Tragédie de Lourdes (Tallandier, 1925), on apprend que cette figure de l’Antéchrist serait un commissaire politique, agent de Moscou. Mais Duvivier parle bizarrement à l’époque de l’influence du Ku Klux Klan.

La Machine à refaire la vie (1924) – Sorte de « ciné-conf » de plus de deux heures, dont il existe deux versions sonores courtes, en 1933 et 1940. Julien Duvivier et Henry Lepage présentaient des extraits de films en les commentant. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, on y voit des extraits du Reflet de Claude Mercoeur et de Credo.

Poil de carotte (1925) – Duvivier était très attaché au roman et à la pièce de Jules Renard. Chez Renard, l’enfant n’a rien du héros souffrant et candide qu’il deviendra dans la version sonore de 1932 ; c’est un jeune sournois et sadique, au désespoir suicidaire. Ici, Duvivier s’attache à un tableau de la petite bourgeoisie de province, mesquine, bigote, cancanière. La communion du père et du fils avec les forces de la nature est mise en valeur par la beauté des paysages. Le film est un modèle de montage très fragmenté où toutes les tailles de cadre sont utilisées. Et c’est une porte-miroir pivotante qui permet au père d’innocenter son fils, accusé de vol, et d’identifier le coupable.

L’Agonie de Jérusalem (1926) – Le film perdu et retrouvé que nous découvrirons à la fondation Pathé. Un militant anarchiste, devenu aveugle en défendant son père, est emmené par celui-ci à Jérusalem. Il recouvre la vue et regagne le cœur de sa fiancée convoitée par Gaston Jacquet. Tourné en partie en Palestine avec un aspect documentaire, ce film religieux qui obtint un succès moindre que Credo, devait être suivi d’un troisième volet, Jésus l’humanitaire, qui sera abandonné. « J’ai voulu dépeindre l’agonie de cette ville à notre époque transitoire, le degré d’effacement de sa grande ombre sainte, qu’une génération prochaine ne verra même plus » note Duvivier qui se rapproche de Pierre Loti et traverse une crise de la foi. Le tournage dans la vallée de Josaphat fut rendu difficile par la présence d’un cimetière juif.

L’Homme à l’hispano (1926) – Mélodrame bourgeois d’après Pierre Frondaie. Un mari trompé ruine et manipule le jeune amant de sa femme, qui roule dans une voiture de luxe prêtée par un ami. Tourné sur la côte Basque et ses lieux de plaisir, le film a le même aspect conventionnel que les personnages qu’il met en scène. Toutefois, le statut social des deux rivaux en amour prend une tournure inattendue dans le cours du scénario.

Le Mariage de Mademoiselle Beulemans (1927) – Vaudeville qui ressemble à une production belge d’après une pièce à succès autour du parlé bruxellois… en muet. La pièce jouant sur la différence des accents, Duvivier transpose une partie des différences dans des cartons où la langue belge est accompagnée de petits dessins, de croquis d’enfants mais aussi par des attitudes d’acteurs. Cette visualisation du son n’était pas rare pendant la période muette, notamment dans les nombreuses scènes de plaidoirie des mélodrames judiciaires.

Le Mystère de la Tour Eiffel (1927) – Malgré le retour du thème du double, beaucoup mieux traité dans Le Reflet de Claude Mercoeur, ce faux serial sacrifie totalement le scénario au profit d’une machination artificielle, d’une course-poursuite interminable dans la structure métallique de la Tour et de rebondissements gratuits. Quelques plans en situation ne masquent pas la facilité qui consiste à placer les comédiens sur un fond de vues de Paris. On aimerait s’amuser avec l’association « Les Compagnons de l’Antenne » mais c’est l’ennui qui guette malgré la présence du populaire Félicien Tramel qui fut le Bouif dans une série de films à succès.

Le Tourbillon de Paris (1928) – Film ambitieux d’après un roman bien oublié, La Sarrazine. Lil Dagover, la célèbre actrice de Murnau,Wiene et Lang, joue le rôle d’une cantatrice parisienne qui, l’âge venant, hésite à quitter la scène pour rejoindre son mari dans un chalet d’Ecosse. La mère de l’artiste, la Sarrazine, est une femme farouche qui vit dans un paysage de montagnes (tournage à Tignes). Dans ce mélodrame raffiné et assez virtuose, avec René Lefèvre en chroniqueur mondain, les effets visuels sont nombreux : sous-titres remplaçant les intertitres habituels, illustrations de paroles. Le scénario n’est pas très fidèle au roman et la psychologie des personnages est parfois déroutante.

La Divine croisière (1929) – Dans une Bretagne néo-traditionnelle des environs de Paimpol, Simone, la fille d’un armateur indélicat, voit une fresque qu’elle restaure s’animer et entend la Vierge. Elle décide d’affréter un navire pour sauver des marins disparus. Jean Murat est un capitaine, noble ruiné, amoureux de l’héroïne. Un autre homme, rendu fou par la saisie de ses biens et la mort de sa femme, menace Simone. Tout comme les survivants du naufrage, sur une île du Pacifique, les marins partis à leur recherche se divisent et la violence gagne ; Tommy Bourdelle est un repris de justice qui organise une mutinerie. A terre, la femme d’un marin, jeté par-dessus bord par Bourdelle, excite les villageois qui mettent le feu au château. Les naufragés sont tout de même ramenés en Bretagne où se déroule un Pardon. Scénario ébouriffant aux résonances mystico-sociales et surimpressions nombreuses.

Maman Colibri (1929) – d’après une pièce d’Henry Bataille. Maria Jacobini est ici une femme mariée qui entretient, à Alger, une liaison avec un jeune militaire de 30 ans, ami de son fils. En attendant la trahison de l’officier qui va la délaisser pour une femme plus jeune, Jacobini joue encore les divas tourmentées à l’âge de 53 ans. Ce mélo mondain soigne les scènes de bal costumé. Le critique du Figaro trouve Jacobini trop… jeune (?!) pour le rôle tandis que Jean-Paul Dreyfus [Le Chanois] vomit le film dans sa critique.

La Vie miraculeuse de Thérèse Martin (1929) – Toujours vigilant après Credo, le communiste Moussinac appelle à la lutte contre les films catholiques. Bien qu’il ait, parait-il, apostasié, Duvivier n’en a pas moins le souci hagiographique avec ce film respectueux du déroulement chronologique. Thérèse est tentée par le diable, dans la chapelle, la veille de sa profession de foi. Atteinte de tuberculose après un séjour à l’infirmerie, elle ne quitte plus sa chambre où Satan (François Viguier) surgit pour se moquer d’elle. « Après la mort, il n’y a plus rien » dit-il. Le film, qui vient après le documentaire La Petite sainte de Lisieux (1923, G. Michel Coissac) et la fiction La Rose effeuillée (1926, Georges Pallu), gomme les écrits de Sainte Thérèse qui vont assurer sa postérité.

Au bonheur des dames (1929) – Zola, déjà adapté avec Nana (1926, Jean Renoir), L’Argent (1928, Marcel L’Herbier), Thérèse Raquin (1928, Jacques Feyder) inspire Duvivier, avant la remarquable version d’André Cayatte en 1943, avec Blanchette Brunoy. Sacrifiée à la nouveauté du parlant par un bruitage maladroit, cette version muette oppose le petit commerce confidentiel représenté par la boutique sombre et poussiéreuse de Baudu avec le grand magasin de Mouret, dont les espaces amples et lumineux offrent directement un large choix de marchandises à des prix avantageux. Duvivier saisit la fièvre consumériste qui s’empare de ces dames, devenues – toutes classes confondues dans un flot humain indifférencié – adeptes du shopping. Les temples modernes de la religion du progrès et des soldes sont ici les Galeries Lafayette (on ne parle pas encore de centres commerciaux). Une caméra mobile, avec travelling pour traverser la rue, enregistre des mouvements de foules, des images documentaires à la gare St-Lazare et les chassés-croisés entre ces deux univers dont l’un est condamné à disparaître. Vendre beaucoup et à bas prix, telle est la devise du règne de la quantité au service de la finance anonyme qui sacrifie l’artisan au commerçant.

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