Critique L’INSULTE de Ziad Doueiri

Après avoir vécu des années plus que challengeuses lors de la sortie de son dernier film, L’Attentat, Ziad Doueiri revient en force avec le film l’Insulte, qui lui vaut une belle nomination aux Oscars de cette année 2018, dans la catégorie des films étrangers. Grâce à ce dernier film, le réalisateur libanais peut être fier de représenter pour la première fois dans l’histoire des Oscars, le cinéma libanais. Son dernier film, l’Attentat, lui a valu le zèle de gros partis politiques au Liban, lors de sa sortie en 2013 et Ziad Doueiri s’est, depuis, promis de faire vérifier toutes ses sources en toutes circonstances. Ce travail a payé et lui vaut même d’être actuellement n°1 dans les cinémas libanais.

Consécration d’un réalisateur qui en a vu de toutes les couleurs…

Synopsis

Dans les années 1970, au Liban, l’histoire extraordinaire de deux hommes au profil peu extraordinaire. A la suite d’une insulte de rue qui tourne mal, Yasser, réfugié palestinien et Toni, fervent libanais chrétien, sont conduits jusqu’au tribunaux. Une insulte qui prend une tournure politique considérable et rouvre même des plaies toujours pas cicatrisées…

 

Critique

[*A la demande du réalisateur, cet article ne contient aucune information susceptible de (trop) spoiler le film]

Ce dont il faut être conscient avec l’Insulte, c’est qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un film engagé. Le film est dirigé de manière foncièrement dramaturgique et ne prétend aucunement à une remise en question socio-politique ou de la juridiction libanaise.

La prise d’ampleur d’une insulte de rue

Très simplement, l’Insulte raconte, avant tout, l’histoire de deux hommes. Et, par histoire, j’entends également Histoire avec un grand “H”, car c’est cette dernière qui est responsable de la condition et des comportements de ces deux personnages. Toni, chrétien libanais, travaille comme mécanicien dans une petite banlieue de Beyrouth. Yasser, quant à lui, est réfugié palestinien et est contremaître sur un site à proximité de la résidence de Toni et de sa femme.

Au cinéma, il faut savoir que rien n’est gratuit, et là où, dans la vraie vie, nous aurions pu gérer un problème de minime envergure, il n’en est rien dans nos écrans. Cette insulte, qui est l’origine et la cause de tout le conflit et les animosités qui règnent dans le film, a été gérée autrement « en temps réel » (Nb : l’histoire de l’insulte provient de la véritable anecdote du réalisateur à qui cela est arrivé lorsqu’il arrosait ses plantes à Beyrouth, et dont l’eau est tombée sur un ouvrier d’origine palestinienne. Celui-ci l’a, par ailleurs, traité de « sale chien ». Le réalisateur a été contraint de s’excuser dans de telles circonstances). Seulement, il a fallut qu’elle soit exposée au cœur d’un conflit bien plus lourd que celui des mots car il s’agit, en filigrane, d’un conflit culturo-religieux dans ce film.

Mais quelle est-elle cette insulte qui fait tant parler d’elle ? Dans le film, Toni, qui justement arrose ses plantes dans son balcon, se confronte à Yasser, en charge de remettre en place sa tuyauterie défectueuse. Il se propose alors, d’abord de manière cordiale, puis ensuite par la force en changeant sa tuyauterie sans l’accord de Toni, de réparer les dégâts. Il est illégal au Liban de laisser une infrastructure se dégrader aux dépens du « bon vivre » collectif. Toni s’y refuse et descend voir Yasser, qui avait déjà commencé à réparer sa tuyauterie. Ce qui semble être un acte tout ce qu’il y a de plus honnête gagne en proportion à cause de l’attitude de Toni. Après une crise de colère clairement disproportionnée, il [ose] dire à Yasser que « Sharon aurait du tous vous exterminer ». Propos humiliants, dégradants et, on peut le dire, odieux.

 

Qui était Sharon et à qui Toni s’adresse lorsqu’il exprime ses infâmes paroles ?

Ariel Sharon était un premier ministre de l’état d’Israël, qui exerçait son pouvoir pendant le mandat de

Ancien militaire, il a participé activement aux guerre israélo-arabes en partisan ferme d’une défense militaire de son pays. Il fut ainsi au pouvoir et a été décisionnaire dans les massacres des camps de Sabra et Chatila au Liban en 1982. C’est à la suite de cet événement lourd et douloureux pour le peuple libanais qu’il décide de se retirer temporairement de la vie politique en Israël. Il revient en force en 2001 dans les bottes d’un premier ministre dont la fermeté excède ses prises de décision politiques passées à l’encontre des mondes arabes.

A la mort de Yasser Arafat, ancien président de la libération de la Palestine, les discussions avec l’Israël reprennent avec le nouveau président des autorités palestiniennes, Mahmoud Abbas. Ce qui entraîne un retrait des troupes israéliennes de la bande de Gaza en 2005 et suscite de vives réactions dans son pays. Sharon décède en 2014 après un comas de huit ans. Son mandat a suscité de nombreuses controverses dues à des réactions internes et externes diverses et contradictoires.

 

Ainsi, le radicalisme d’une droite libanaise représenté par la figure de Toni permet à Yasser de légitimer une possible envie de s’insurger. Seulement, il n’en est rien. Après l’affront que lui fait Toni, Yasser reste impassible (du moins par la suite, pas sur le coup). Yasser frappe Toni sur le moment et lui casse deux côtes. Détail, non des moindres, vu le procès qui suit dans le film. C’est d’ailleurs, par cet acte que nous remarquerons que chaque détail dans le film est filtrable pour légitimer les fautes de chacun des partis.

 

 Des personnage attachants, une opposition qui nous échappe

Toni, membre du FL (Forces Libanaises) est un mécanicien sérieux, vivant dans un quartier de Beyrouth, pas grandiosement éduqué mais pas dénué d’intelligence non plus Il ne mène pas une vie facile, mais disons qu’il parvient à subvenir à ses moyens et à ceux de sa famille. Il vit avec sa femme qui attend leur premier enfant.

Yasser, quant à lui, est d’origine palestinienne et possède un visa de travail pour exercer son métier de contre maître actuel. Métier qu’il exerce avec une grande noblesse et conscience collective. Il est, sans aucun doute, l’homme cultivé, ingénieux et doté d’un grand sens de l’honneur. Il vit, lui aussi, à Beyrouth, avec sa femme qui est d’origine libanaise. La dévotion dont il fait preuve dans son travail lui permet de « légitimer » sa présence sur le site (alors qu’il n’a pas le droit en tant que réfugié palestinien de travailler sur ce site).

Les enjeux pour ces deux personnage sont donc de taille et aucun n’a réellement envie de passer en procès. Ils sont, et nous le voyons bien dans le film, victimes de leur propre bêtise. Tout s’est fait beaucoup trop vite. Aucun ne veut « faire des histoires », bien qu’il y ait une rancœur visible du côté de Toni. Cela ne sous-entend pas, pour autant, qu’il souhaite rentrer en conflit public avec Yasser. Tout cela est bien trop fatiguant et prenant (financièrement) pour les deux personnages.

Le patron de Yasser est le médiateur car il connaît les enjeux et il sait que le palestinien risque d’être condamné et de perdre son travail, c’est ce qui va arriver. Il faut toujours un médiateur dans ce type de circonstances.

 

Les femmes endossent un rôle de médiatrices dans le film

Dans l’Insulte, les femmes ne prennent pas directement part au conflit, mais elles sont, malgré elles, concernées par ce dernier. La femme de Toni, enceinte, est aussi très jeune. Ces histoires politiques la dépassent et elle ne comprend pas que cela puisse arriver aussi pour une simple joute verbale. Seulement, il ne s’agit pas que de cela ; et cela, elle ne peut pas le deviner si son mari ne lui dévoile pas l’origine de toute cette animosité qui le dévore. Il semble presque, et surtout la femme de Toni, qu’elles n’ont vraiment le temps de prendre part à un tel conflit qui leur semble si éloigné de leur époque, finalement.

Un procès qui prend le dessus sur la volonté des protagonistes

Quoi de mieux qu’un tribunal pour régler un conflit ? Faire passer l’Insulte dans les tribunes d’un procès a permis au réalisateur de s’approprier les points de vue des différents personnages et c’est ce qui en fait un film sobre et dynamique. Nous accédons aux pour et contre des deux partis, et n’émettons pas le même jugement que si la faute appartenait à une seule personne. Nous ne sommes pas vraiment dans l’attente de trouver un coupable et c’est quelque chose d’assez rare dans un film qui traite sa thématique par le biais d’un procès.

Petite parenthèse [par exemple, le film In The Fade de Fatih Akin, actuellement sur les écrans, joue sur cette tension et cette impartialité virulente.

Nous voulons voir le personnage qu’incarne Kruger gagner son procès coûte que coûte car elle a subi une injustice hors normes et inconcevable, et surtout, nous avons suivi son point de vue à elle durant le film. Donc l’attache que nous avons lui est portée entièrement]. Ce n’est pas tout à fait le cas dans l’Insulte. Les points de vue sont contrastés et il y a une véritable volonté d’équilibrer les deux camps sans prétention ni lourdeur d’informations.

 

Le réalisateur accorde une importance particulière au poids des mots dans le film. Chaque mot possède sa part de vérité multipliée par mille dans notre réalité. Les mots sont durs, brutes et sans filtres mais ils représentent également ceux que nous avons toujours rêvé d’entendre dans là où le paroxysme des hypocrisies se fait dans ce genre de conflit. Dotés d’un grand sens de la répartie, les deux avocats mis en scène se font face sans aucun scrupule. Pendant quelques moments du film, ils dépossèdent ainsi Yasser et Toni de leur propre histoire.

 

Un film qui joue, non pas sur un conflit politique, mais sur une dynamique émotionnelle « à l’américaine »

Au risque de le répéter, l’Insulte n’est donc pas un film qui axe sa thématique sur les véritables conflits politiques qui faisaient rage au Liban, pendant les années 70. Il ne s’agit pas non plus d’un film sur les lois, bien qu’il fasse un beau focus sur les représentations d’une cours d’appel et de ses problématiques.

Non, l’Insulte c’est l’histoire de deux points de vue, d’un parallèle de souffrances gravitant autour de non-dits et de trop de redite. Le choix des tribunaux pour le réalisateur et la co-scénariste, Joëlle Touma, est apparu évident et même naturel. Pourquoi aimons-nous (lorsque nous les aimons) les histoires de procès ? Parce que, foncièrement, elles ne parlent jamais des lois mais elles nos permettent de faire une « inception », ou plutôt une mise en abyme involontaire des personnages. Involontaire, car c’est toujours par le biais d’autres protagonistes que nous en savons davantage sur les persécutés et bourreaux.

Il faut savoir que les américains ont perfectionné ce genre de film. Le procès est une mode. On aime assister à ce challenge du système juridique, à cette remise en question de nos lois par le biais de personnages ordinaires. Cela créée une très grande dynamique.

 

Un film au message optimiste, qui invite à la réconciliation

Dans le film de Ziad Doueiri, il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » personne et c’est cela qui est apprécié et appréciable. Les deux partis ont eu leur lot de souffrances et le but n’est certainement pas d’en appuyer une plus que l’autre. Cela est clairement montré. Bien entendu, aucun film n’est vraiment impartial au risque, peut être, de devenir ennuyant. Mais malgré cette once de partialité (que je ne dévoilerai pas), Ziad Doueiri a su montrer avec brio, les souffrances de deux partis qui s’opposent, et cela n’est pas toujours une évidence (et même plutôt de le voir à l’écran).

[En Bonus] 5 choses que vous ne savez pas sur le film

Le lendemain de la révélation de liste des nominés aux Oscars, j’ai eu l’honneur de rencontrer le réalisateur, Ziad Doueiri ainsi que la co-scénariste sur le film, Joëlle Touma. Deux personnalités foncièrement gentilles, ouvertes et intéressantes, au vécu lourd et à la poigne ferme.

Ils nous ont révélés plusieurs choses sur le film que tout le monde ne sait pas encore. En voici un aperçu :

1- [Mentionné dans l’article] – L’Insulte est en réalité une anecdote qui a été vécu par le Ziad Doueiri lui-même. Lorsqu’il vivait au Liban avec Joëlle, il lui est arrivé, à un moment, d’arroser les plantes de son balcon. L’eau a coulé du balcon et a atterri sur la tête d’un ouvrier qui travaillait juste en dessous. Ce dernier s’est énervé après Ziad qui a VÉRITABLEMENT répliqué « Sharon aurait tous du vous exterminer ». S’en sont suivis des excuses de la part du réalisateur, refusées cependant par l’ouvrier palestinien..

2- Le réalisateur a, toute sa vie, été contre le Front Libanais, donc d’affinités de gauche au Liban et c’est pourtant lui qui a écrit le rôle de l’avocat de Toni. Tandis que Joëlle Touma a vécu dans un quartier de mouvance plutôt droite au Liban et c’est elle qui a écrit les textes de l’avocate de Yasser dans le film. Il ont eu tous deux une volonté d’être le plus transparent et impartial possible. Il y, dans le film, un désir de soutenir un équilibre des deux partis. Les prises de parole ainsi que les parallèles avec les scènes des personnages sont justement équilibrés.

3- Le succès de l’Insulte est une belle revanche pour le réalisateur et la scénariste qui ont énormément souffert de la censure de leur dernier, l’Attentat, au point de vivre dans la misère.

4- La mère du réalisateur, ainsi qu’une très grande partie de sa famille sont juges et avocats. Ils ont pu aider à vérifier les faits sur les manières de fonctionner dans les tribunaux libanais.

5- Ziad Doueiri a eu un coup de cœur particulier pour 3 Billboards de Martin McDonagh, également en compétition cette année pour les Oscars.

L’Insulte ou l’aperçu d’une pépite de 2018, ici :

Et un petit sixième pour la route : Voici une liste des principaux films qui ont inspiré le réalisteur lors de l’écriture de l’Insulte :

Si vous avez vu ce film, n’hésitez pas à réagir en commentaires pour partager votre vision !

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1 commentaire
  1. Merci pour ces nombreux apports en termes de contextes historique et politique, ainsi que pour ces petits bonus bienvenus qui permettent de mieux comprendre la démarche derrière le film. Il est peu surprenant d’apprendre que Ziad Doueiri ait particulièrement apprécié 3 Billboards, tant les films se rapprochent dans l’évocation d’un refoulement de ressentiments et d’émotions qui attise la violence. J’aurais aussi vu, parmi les références, Le Gouffre aux Chimères, par rapport à la propagation médiatique et politique de ce petit événement anodin. Peut-être est-ce involontaire. Dans tous les cas, un film qui m’a beaucoup plu, au message universel et optimiste, mon Top de l’année pour le moment !

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