Né en 1888, méprisant d’abord le cinématographe puis le découvrant en assistant à une projection de The Cheat /Forfaiture (1915, Cecil B. De Mille) qui fit grande impression à l’époque, Marcel L’Herbier est un converti de la deuxième heure au cinéma auquel il décide pourtant de se consacrer corps et âme et pas seulement comme un dandy épris de nouveautés. Pendant la Grande Guerre, s’esquisse en arrière-plan d’une production courante ce que l’on appellera l’avant-garde française avec Germaine Dulac, rejointe bientôt par le critique Louis Delluc (à partir de 1920) et Jean Epstein. L’Herbier précède les deux derniers avec, en 1918, Phantasmes, resté inachevé et surtout Rose-France qui est le coup d’envoi de son oeuvre. Les premiers films de Dulac étant perdus, il n’est pas possible de dire s’ils s’inscrivent dans une veine mélodramatique conventionnelle ou si La Fête espagnole (1919) marque un tournant stylistique en rapport avec ses écrits théoriques.
Quoi qu’il en soit, ces quatre artistes s’affirment comme des “auteurs” et des intellectuels de la profession puisqu’ils ne se contentent pas de faire des films ou d’écrire des scénarios mais aussi de produire un grand nombre d’écrits sous forme d’articles, et pas seulement des critiques mais encore des réflexions sur le langage cinématographique. Pour L’Herbier la “cinégraphie” est liée à la modernité et il faut résolument mener cet art nouveau vers l’expérimentation de nouvelles formes qui devront l’emporter sur le contenu narratif. A partir de ce constat, assez banal, nous sommes amenés à faire quelques remarques.
La relative approximation théorique des écrits programmatiques ne plaide pas en leur actualité. Le grand écart entre les ambitions affirmées – assez confusément – dans les textes et les résultats obtenus n’est pas seulement la conséquence des contraintes matérielles de production mais aussi un rappel que le cinéma est à l’origine un spectacle populaire qu’il est risqué de vouloir brusquement annexer à des formes antérieures d’expression. Lire Dulac, Delluc ou L’Herbier a certes un intérêt historique et il serait peut-être possible de dégager une synthèse profitable à partir de ce mouvement d'”avant-garde”. Mais, de même qu’on eut tendance au début des années 1960 à surestimer l’importance de la Nouvelle Vague, il faut se garder de reconduire la même erreur avec une Première Vague française… en essayant, simplement, de redécouvrir les films sans le fatras théorique qui les accompagnait.
Le signe le plus évident de la difficulté qu’ont rencontré les historiens à situer l’originalité de Marcel L’Herbier est la profusion des -ismes qui accompagnent leurs commentaires.
– On commence par parler d’impressionnisme. Aucun rapport avec la peinture mais il fallait bien justifier ces plans d’une grande beauté plastique mais sans nécessité dramatique.
– On passe ensuite à l’expressionnisme. Dès lors que les acteurs ont un jeu forcé dans des décors tarabiscotés, c’est que l’artiste veut exprimer quelque chose autrement que par la sobriété des gestes et des mimiques.
– N’oublions pas l’éclectisme des auteurs adaptés, les uns connus, les autres pas. Mais L’Herbier est suffisamment habile pour ne jamais encourir le reproche d’un cinéma littéraire. Il va en revanche convoquer les arts décoratifs et faire construire des décors extravagants à la démesure de ses ambitions d’esthète décadent.
– Vient ensuite le symbolisme dont il est inutile d’avoir une définition rigoureuse. Mais quand les motifs décoratifs s’accumulent à l’image, ou bien ils sont purement gratuits et vains ou bien ils recouvrent une signification mystérieuse à rechercher au-delà de la virtuosité du style.
– Regroupons le modernisme et le futurisme. Pour un poète engagé qui veut anticiper les nouvelles tendances, le cinéma Modern style s’impose naturellement. Il n’est donc pas question de faire de la caméra un simple appareil enregistreur. Quant au futurisme, il va jusqu’à la science-fiction dans L’Inhumaine (1924), sorte de Metropolis à la française avec télévision, laboratoire fantastique, cerveau d’acier, robots et expérience de résurrection.
– Abrégeons cette liste avec deux antonymes possibles : réalisme et maniérisme. Il y a incontestablement aussi chez L’Herbier un goût pour les décors naturels, notamment avec la Bretagne et l’Alhambra de Grenade. Moins prononcée que chez Epstein et mise en concurrence sérieuse par le studio, cette inclination est aussitôt corrigée par un maniérisme forcené. Le cinéma de L’Herbier serait-il aussi alambiqué que ses écrits ?
Les -ismes ne sont pas toujours des voies de garage quand ils correspondent à une tendance lourde de l’histoire du cinéma mais, comme en politique, ils subissent parfois des hybridations inattendues. Par exemple, qui aurait pu prévoir que nationalisme et socialisme pouvaient donner national-socialisme ? Il est vrai qu’il n’y a que les imbéciles et les sectaires pour penser que socialisme rime forcément avec internationalisme (mondialisme) mais, comme le règne des -ismes est celui des étiquettes, les combinaisons trop complexes finissent toujours par brouiller les positions acquises et réintroduire la vie dans des formules figées. Dans le cas de la réception critique de L’Herbier, il n’est pas surprenant que cette ronde des -ismes, au fil des ans, ait donné le tournis aux plus brillants exégètes. Il est de beaucoup préférable d’en revenir aux films eux-mêmes en ignorant ces commodités embarrassantes.
Que voit-on dans Rose-France (1918) ? Surimpressions, caches aux formes variées, ouvertures et fermetures à l’iris, fondus enchainés, split screen, effets de flou, étirement de la durée dans certaines scènes, déformations d’images, intertitres aux conceptions graphiques différentes (dessins et typographie), collages, très gros plans, signature sur la dernière image avec portrait de Marcel L’Herbier. Pour qui penserait que le message patriotique est livré intact malgré le foisonnement étouffant des ornements, il est enrobé d’une telle effusion sentimentale mais en même temps à ce point détaché de la dramaturgie que seuls les effets plastiques deviennent vecteurs d’émotion véritable. L’esthétique de la disjonction entre le fond et la forme est assumée jusqu’au complet transfert des affects sur la seule mise en scène.
Dans L’Homme du large (1920), l’influence du cinéma suédois dans l’utilisation des décors naturels est équilibrée par une stylisation des cadrages et un éclairage retravaillé qui confèrent aux paysages bretons l’artificialité d’un décor de studio. Ici, l’opposition entre réalisme et maniérisme est dépassée par un artifice assumé et revendiqué jusqu’à faire de l’irréel avec du réel. C’est un passage à l’abstraction que Marie Martin, dans un article pour l’AFRHC (2009), décrit comme “féérie réaliste”. Selon elle, L’Herbier produirait dans ses fictions une imitation différentielle de la réalité. Le résultat ne serait pas un monde de pure fantaisie mais une image déformée où, malgré ou à cause des distorsions et des outrances, le donné (historique, factuel, naturel) serait reconnaissable pour ce qu’il est : un matériau à déréaliser. Dans Le Diable au coeur (1927), la scène classique de la tempête mêle extérieurs tournés à Honfleur et maquette du bateau permettant des vues d’ensemble d’aspect factice.
Vont dans le sens de cette analyse les remarques d’Henri Langlois lui-même lorsqu’il opposait dans le cinéma muet la narration des faits expliqués par des cartons (titres) qui précèdent ou remplacent l’image avec une succession d’images qui, sans cartons, auraient valeur d’idées. Le monde extérieur serait une sorte d’abécédaire et les plans extraits de cette réalité, placés dans un certain ordre (montage), seraient comme les idéogrammes d’un langage de la nature. A la limite, visionner un film reviendrait à déchiffrer un hiéroglyphe. Cette conception est séduisante et pourrait définir une forme de cinéma muet très expérimental mais peut-on y reconnaître le travail de L’Herbier ?
Le cinéaste dont la carrière fut longue du muet au parlant (et jusqu’à la télévision avec l’étrange Ce qu’a vu le vent d’est (1954) d’après la pièce Zamore de George Neveux) fut aussi un homme de terrain particulièrement combatif et dynamique. D’abord élitiste et exclusif dans sa jeunesse, il entra en conflit avec Léon Gaumont, créa sa propre compagnie de production, Cinégraphic, et devint au fil des ans – malgré ses concessions à un cinéma plus commercial – un défenseur de la notion d'”auteur de films” au singulier contre notamment les ayants droit d’écrivains célèbres qui estimaient avoir un droit de regard sur les scénarios et considéraient le cinéma comme une oeuvre collective dans laquelle le metteur en scène n’était qu’un exécutant parmi d’autres. Marcel L’Herbier est aussi le premier président de l’IDHEC créé en septembre-octobre 1943. Devenu également président de la Cinémathèque française, une rivalité l’oppose à Langlois, alors Secrétaire général, qui lui reproche de cumuler les mandats et de vouloir faire absorber la Cinémathèque par l’IDHEC (ce mode de fonctionnement était celui de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Angleterre). Mais, en 1944, L’Herbier est écarté au profit de Jean Grémillon.
L’Herbier était en fin de compte réticent à l’idée, défendue par Ricciotto Canudo, du cinéma comme synthèse des arts. Il le considérait plutôt comme un art impur pouvant cumuler ou présenter toutes les formes de l’art moderne, ainsi dans L’Inhumaine (1924), sans nécessairement se les assimiler. Bien que “créer c’est adapter” et “adapter c’est créer”, il ne va pas jusqu’à penser, comme Gance par exemple, que le patrimoine littéraire pourrait survivre à travers le cinéma. Mais, avec Gance, il croit au pouvoir du cinéma et lui prête au temps du muet une influence colossale.
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