Triangle : explication et analyse du film

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Dans Triangle, Jess trompe la mort en survivant miraculeusement à l’accident de voiture qui provoque la mort de son fils. Elle perd la mémoire avant de boire au fleuve Léthé, s’invente un passé imprécis et corrigé (l’enfant déposé à l’école) et entame un voyage, en plusieurs étapes. La mémoire n’est pas simplement oublieuse, elle est mensongère. C’est le déni de responsabilité (dans la maltraitance et la mort de l’enfant) qui engrange le cycle infernal. Pourtant, la journée est ensoleillée et la mer est calme, trop calme.

Cette analyse 100% spoilers est à lire après visionnage (film disponible en DVD).

Terreur en plein soleil

Jess aurait pourtant une fois l’occasion de briser le cercle : lorsque précipitée à l’eau par son double mais, ne pouvant mourir, l’océan la rejette sur le rivage. Elle retrouve son enfant et la mémoire. Deux possibilités se présentent :

[1] le suicide / l’effacement. Une des deux Jess est en trop ; il faut laisser l’enfant à sa mère même si cette mère est mauvaise puisque la mauvaise mère est aussi la bonne.

[2] tuer la mauvaise mère et prendre sa place. Mensonge : elle croit vouloir sauver son fils alors qu’elle veut survivre seule en rusant avec la mort. Ce faisant, le piège se referme car elle choisit le déni en tuant son double, en disant à l’enfant que la femme qu’elle vient de tuer n’est pas sa vraie mère. Par sa disparition, Jess pouvait défaire le nœud en apparence inextricable, quelque soit la suite des événements.

En effet, partant en voiture sans cadavre dans le coffre, la mère et son fils peuvent mourir dans l’accident mais dans ce cas n’arriveront pas au port. Ils peuvent aussi ne pas avoir d’accident mais dans ce cas arriveront au port tous les deux en vie. Le nœud est défait.

Dans les deux cas (accident ou non), le récit serait complètement modifié et donc le cercle brisé. Jess a bien le choix à un certain moment mais elle agit comme si elle ne l’avait pas. C’est toujours le propre des puissances mauvaises (voir aussi Il demone di Laplace) de faire croire aux humains qu’un déterminisme strict entrave leurs décisions libres.

Le déni est lié au crime qui est l’envers du non-agir. En choisissant de ne rien faire, Jess aurait ouvert une brèche et triomphait du « Full Circle », pour reprendre le titre d’un film de Richard Loncraine. Cela, elle ne le comprend pas.

Dans un premier temps elle  est persuadée qu’elle peut sauver les survivants du naufrage, mais elle les tue par accident (Victor, sur le pont, a la nuque transpercée). Dans un deuxième temps elle est persuadée, avec raison, qu’en les massacrant tous, elle a une chance de revenir. La tueuse porte un masque ou l’ôte pour tromper ses victimes et passe le relais à son double avant d’être jetée par-dessus bord (« il faut les tuer tous pour revenir »). Le yacht avec les naufragés n’apparaît que lorsque tous sont morts. La tueuse au masque est jetée à l’eau après le massacre alors que les naufragés viennent de monter à bord. La nouvelle Jess s’aperçoit elle-même en train de jeter son double masqué à la mer. Pendant un moment, Jess existe en trois exemplaires : c’est le triangle. Autre figure triangulaire possible dans le film : l’enfant et sa mère en double exemplaire.

L’engrenage criminel

Sur le yacht, avant le naufrage, Jess se voit en rêve sur le rivage. Elle a la prescience de son retour. On peut donc penser que sa folie meurtrière s’explique logiquement par le savoir qu’elle a ou qu’elle devine que la mort violente des survivants précède nécessairement son retour, sa renaissance. Jess comprend qu’il lui faut tuer pour pouvoir revenir et briser le cercle. Le nœud temporel fait que le paquebot n’a jamais été vide de présence à l’arrivée des naufragés, même « avant » le premier crime. Il n’y a ni avant, ni après. De ce point de vue, une erreur de scénario consiste à accumuler les objets et les corps en multiples exemplaires (feuille de papier, médaillon). Ils devraient disparaître à chaque recommencement.

Quelques variations sont possibles dans la répétition ; ainsi de Victor qui tente ou non d’étrangler Jess, des crimes perpétrés au couteau dans une cabine ou au fusil dans le théâtre. Néanmoins, le théâtre est la scène principale du crime, l’espace de la représentation, donc de la répétition. Le voyage aux enfers comporte plusieurs étapes : le trajet en automobile, la course en taxi, l’excursion en yacht, l’orage suivi du naufrage, le bateau fantôme qui erre sur l’océan depuis 1932. L’enfer comporte plusieurs cercles dont le plus intérieur est figuré par un paquebot à la dérive, sans destination. Le chauffeur de taxi est bien un chauffeur des morts, un passeur qui recueille Jess, miraculeusement indemne. L’habileté est de glisser vers elle par un travelling qui montre d’abord les victimes de l’accident. « Qui êtes-vous ? » – « Je suis le chauffeur de taxi. Ou va-t-on ? » – « Au port ».

Les passagers : tous vont mourir massacrés, sauf Heather la jeune femme amenée à l’improviste par le couple qui la présente au capitaine Greg comme un parti possible. Greg l’accepte à bord à contre-cœur et elle lui avoue « ne pas être intéressée » avant de disparaître dans le naufrage. Sa mort par noyade est symétrique à la non-mort par noyade de Jess. Six passagers, cinq naufragés, un absent (l’enfant), un couple réel, trois couples virtuels : Greg avec Heather, Greg avec Jess, Greg avec Victor. Le scénario évacue toutes les options de triangle amoureux autour de la figure du capitaine. Greg n’est pas non plus en couple car il prend le relais du chauffeur de taxi comme passeur solitaire.

Boucles ouvertes ou fermées

Le film pose avec acuité la question des boucles temporelles lorsqu’elles concernent des systèmes complexes dotés de conscience et de libre arbitre. A quelles conditions sont-elles possibles et peut-on briser la boucle pour changer le destin ?

Il y a deux types de boucles, les boucles fermées et les boucles ouvertes.

Les boucles fermées permettent l’éternel retour du même. Lorsque le temps vient à sa fin, il se  retourne sur lui-même et l’histoire recommence. A l’échelle cosmologique, nouveau big-bang ou pas, les êtres temporels peuvent conserver l’illusion d’une ligne droite car la flèche du temps n’effectue son tour complet qu’à une échelle qui se chiffre en milliards d’années.

Si la boucle se forme dans une portion de vie individuelle, les êtres donnent, pour un observateur extérieur, l’impression de tourner en rond sans en avoir conscience. La mémoire doit être oublieuse du cycle précédent car, sinon, le futur deviendrait du passé et le temps serait désarticulé. L’être humain qui revient vers son propre passé va le revivre sans le savoir et sans appréhender la frontière invisible entre les deux cycles. C’est ce qui est montré dans Fish and Cat. Des variations sont possibles d’un cycle à l’autre sans susciter de paradoxe car les êtres humains ne se rencontrent pas eux-mêmes. Une version efface l’autre.

Si la boucle est ouverte, fugitivement, il y a effraction temporelle. L’être revient vers son passé, non seulement avec la connaissance de son futur, mais avec la possibilité de le modifier puisqu’il peut se rencontrer lui-même et se jouer un mauvais tour. Les voyages temporels étant théoriquement possibles, les physiciens ont tendance à estimer que des lois inconnues restreignant les gestes libres interdiraient au voyageur de tuer son grand-père car alors le voyageur n’aurait pas pu exister. Mais, au-delà du paradoxe du grand-parricide, le logicien et mathématicien Kurt Gödel pose le problème autrement.

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