Alice, mère célibataire, est une phylogénéticienne qui travaille pour une société spécialisée dans le développement de nouvelles espèces de plantes. Elle a conçu une fleur rouge qui ne peut se reproduire mais compense sa stérilité en dégageant, par une spore virale, un pollen qui agit sur le comportement et modifie la personnalité. Alice enfreint le règlement de sa société en offrant à Joe, son pré-ado de fils, une de ces fleurs qu’elle baptise Little Joe. La fleur devient le petit frère/petite sœur de Joe.
Deux séquences, particulièrement saisissantes, méritent d’être analysées :
Séquence 1. Joe se montre de plus en plus indifférent à sa mère ; il ne l’attend pas pour dîner, ne répond pas à ses signes ou même ne la reconnaît pas alors qu’il regarde dans sa direction. A un moment, Alice, de dos, aperçoit son fils en arrière-plan qui semble se diriger vers elle et donc se rapprocher de l’objectif de la caméra. Mais le garçon tourne légèrement, s’éloigne et sort du champ. Il retrouve sa mère dans la voiture et lui dit qu’il ne l’a pas vu, ce qui est impossible.
Par la mise en scène, la réalisatrice nous fait comprendre que l’enfant a bien vu sa mère mais qu’il n’a pas réagi car sa présence n’a provoqué aucun stimulus, comme lorsque nous croisons un inconnu dans la rue. Si je croise par hasard quelqu’un que je ne connais pas, je le vois sans mémoriser la rencontre car elle n’a pas de signification pour moi. Si l’on m’interroge quelques minutes après, je répondrai de bonne foi que je n’ai vu personne. Simplement parce que mon cerveau aura effacé toute trace. De même que je peux oublier avoir fermé à clé la porte de ma maison, simplement parce que c’est un geste automatique dont je n’ai plus conscience. Joe sait où est garée la voiture de sa mère mais sa mère elle-même est devenue comme une étrangère qu’il zappe dans un acte de perception sélective.
Séquence 2. Joe et sa petite amie, tous deux contaminés, sont en présence d’Alice et lui déclarent soudainement qu’ils jouent un rôle (celui d’enfants ordinaires), qu’ils passent leur temps à mentir et à tromper leur entourage pour faire croire que rien n’a changé dans les relations entre êtres humains alors qu’ils sont en réalité en train de les modifier et d’établir un rapport de domination dans lequel les hommes deviennent des esclaves volontaires. Puis, sans transition, ils éclatent de rire (mais d’un rire faux et forcé) comme si ce qu’ils venaient de dire était une farce.
La réalisatrice met en application une technique de manipulation employée par une minorité prédatrice lorsque, dans une société déjà asservie, la minorité cherche à renforcer son pouvoir en développant le formatage d’opinion et l’autocensure. Ceci se déroule en deux temps.
– D’abord la minorité agit en coulisses, discrètement, pour ne pas se faire reconnaître du grand public, des citoyens abusés, et seuls les politiques, les journalistes, tous les hauts fonctionnaires – justice, santé, finance – savent qu’ils ne sont que des exécutants. Les maîtres se cachent encore.
– Ensuite la minorité se fait reconnaître au grand jour. Son pouvoir est tel qu’elle peut avouer publiquement le mensonge et la manipulation mais en prétendant, dans la foulée, que cette opinion n’est pas crédible, qu’elle est ridicule et dangereuse. Le procédé consiste à dire la vérité devinée par tous (« nous sommes bien les parasites, les menteurs, les manipulateurs que vous savez ») et à masquer cette vérité en décrédibilisant l’aveu par le sarcasme : « ce que nous venons d’avouer, c’est une farce, nous ne sommes pas comme ça ; et si vous y croyez, c’est que vous êtes des conspirationnistes et des ennemis à éliminer ».
Lire la suite de l’article