Avec Alpha, Julia Ducournau poursuit son exploration des corps et des métamorphoses après Grave et Titane. Le film, présenté à Cannes, a divisé les festivaliers et les critiques : œuvre fascinante pour les uns, exercice trop chargé, voir nanar pour les autres. Une chose est sûre, c’est une expérience sensorielle radicale, où l’intime et le symbolique se mélangent en permanence, au risque de perdre le spectateur avec récit cryptique, volontairement labyrinthique. Mais est-ce pertinent ? Qu’est-ce que le film raconte réellement, et comment comprendre la fin ?
Dans cette analyse, nous allons revenir en détail sur l’intrigue, les thématiques et bien sûr la fin du film. Attention : l’article contient de nombreux spoilers.
Synopsis
Alpha, 13 ans, est une adolescente agitée qui vit seule avec sa mère. Leur monde s’écroule le jour où elle rentre de l’école avec un tatouage sur le bras.

Résumé de l’intrigue
Julia Ducournau signe avec Alpha un récit complexe, fragmenté, où l’on suit une jeune femme en proie à une maladie mystérieuse — une « maladie de pierre » qui semble figer peu à peu les corps. Mais comme souvent chez la cinéaste, le réalisme n’est qu’un vernis. La maladie n’existe pas vraiment : elle n’apparaît que dans les souvenirs ou les visions du passé, à l’exception du conjoint du professeur qui sert d’ancrage symbolique (ou pour brouiller les pistes inutilement, c’est selon les points de vue).
L’intrigue joue sur les glissements constants entre présent, mémoire et hallucinations. Amin, le frère de la mère, par exemple, n’existe pas comme personnage autonome : il est une projection mentale (de la mère donc), une ombre qui traverse différentes époques de manière volontairement déstabilisante.
Cette narration qui juxtapose enfance et adolescence, tente de refléter la construction identitaire d’Alpha. Mais en multipliant les niveaux de réalité et les temporalités, le film perd quasiment constamment son spectateur. Certaines séquences (le repas sucré de l’Aïd, les scènes d’hôtel, ou la fuite malgré le vertige) semblent sacrifier la cohérence au profit d’une logique de pur symbole.
La mère occupe une place centrale, oscillant entre la figure protectrice et l’autorité étouffante. Sa présence, omniprésente et contradictoire, nourrit l’ambiguïté du récit : est-elle la gardienne bienveillante d’Alpha ou la source de son enfermement ? Le frère, quant à lui, apparaît comme un personnage-clé mais insaisissable.
Les séquences à l’hôtel marquent un tournant : Alpha est confrontée à un lieu qui ressemble davantage à une construction mentale qu’à un espace concret. C’est un décor de l’inconscient, où s’accumulent les contradictions du récit. La trajectoire d’Alpha culmine dans un dévoilement progressif : ce qu’on prenait pour des éléments narratifs tangibles — le frère, la maladie, certains espaces — ne sont que des métaphores ou des hallucinations. Le twist final, qui révèle la dimension illusoire d’une partie des événements, confirme que le cœur du récit n’est pas une enquête rationnelle mais une plongée dans l’esprit fragmenté d’une héroïne prisonnière de son héritage psychologique et familial.

Les thèmes du film Alpha
La « maladie de pierre » fonctionne comme une métaphore de la mémoire traumatique, qui rigidifie et enferme les corps. Mais le film ne s’arrête pas là : il accumule les couches symboliques (le corps minéral, l’eau comme flux vital, l’enfance comme refuge, la mère comme prison) au point de donner parfois le sentiment d’un trop-plein. Ce trop-plein rappelle certains films « ratés mais fascinants » d’Aronofsky, comme Mother!, où la puissance visuelle et métaphorique étouffe l’émotion.
La maladie, bien plus qu’un élément narratif, symbolise l’angoisse de l’isolement, la contagion de la peur et la stigmatisation de la différence. Elle traduit aussi la peur de disparaître ou de voir l’autre disparaître, rappelant que l’amour, lorsqu’il est dévorant, peut devenir une forme de prison. En ce sens, la mère d’Alpha incarne toute l’ambivalence d’un amour excessif : protectrice mais aussi aliénante, elle transmet à sa fille un héritage de douleur qui l’empêche d’exister par elle-même.
Le film aborde également la question de l’émancipation : comment s’affranchir d’une famille et d’un passé marqués par la perte et le trauma ? Les dialogues laissent souvent place aux corps, aux textures, aux sensations. C’est moins dans ce qui est dit que dans ce qui est suggéré que le film trouve sa force : un geste, une matière, une image suffisent à incarner ce qui échappe aux mots. De là naît une expérience à la fois sensorielle et émotionnelle, parfois étouffante, parfois d’une beauté saisissante.
On comprend l’intention : faire de l’expérience d’Alpha une allégorie universelle de la perte, de l’enfermement et de la résilience. Mais le résultat laisse une impression paradoxale : riche en idées, mais émotionnellement inabouti, voir froid, austère.
Avec Alpha, Julia Ducournau poursuit son exploration d’un cinéma profondément sensoriel. La peau, la pierre, l’eau sont filmées comme des surfaces poreuses où s’inscrivent le temps, la mémoire et le trauma. Cette attention au détail organique rappelle autant, nous l’avons évoqué plus haut, le cinéma d’Aronofsky dans ses excès symboliques, que celui de Cronenberg avec son approche plus charnelle.
La photographie, alternant froideur minérale et éclats de lumière organique, participe de ce contraste. Elle enferme parfois Alpha dans une immobilité oppressante, avant de la libérer dans des scènes plus sensorielles, où la caméra semble respirer avec elle. La bande-son, très travaillée, renforce cette immersion : chaque bruit de frottement, chaque souffle ou craquement de matière devient une vibration physique que le spectateur ressent dans son propre corps. Même les dialogues, les voix, sont retravaillés pour retrasncrire un ressenti plus qu’une réalité.

Analyse et explication de la fin
La fin confirme ce que le film laissait deviner : une grande partie des personnages et des événements ne sont que des projections mentales d’Alpha, une tentative désespérée d’articuler ses blessures et de donner forme à son trauma.
Le frère, omniprésent dans ses souvenirs et ses visions, n’existe que comme une figuration de la douleur héritée de la mère. L’hôtel, espace étrange et déconnecté, n’est pas un lieu concret mais un territoire mental où Alpha rejoue ses angoisses et ses désirs contradictoires.
Le problème est que ce twist à la Fight Club et plein d’autres encore, loin d’être une révélation, était déjà préparé de manière trop explicite (notamment par le discours du professeur sur l’eau et l’identité, la réponse d’Alpha sur le faux dans le faux). L’effet de révélation est donc atténué, voire annulé, laissant le spectateur face à une conclusion convenue, qui ne parvient pas à transcender les zones de flou semées auparavant. Pourquoi autant de complexité si tout est expliqué dès le début du film ?
Reste malgré tout une fin cohérente avec l’intention : Alpha n’est pas l’histoire d’une victoire héroïque ou d’une guérison miraculeuse, mais le récit d’une lutte intime, inachevée, contre des forces intérieures. La libération n’est que partielle, l’émancipation fragile. Alpha a brisé une part de ses chaînes, mais il demeure impossible de savoir si elle pourra jamais s’extraire totalement de ce qui la hante.
Alpha est un film imparfait, trop chargé, parfois frustrant… mais c’est aussi ce qui en fait une proposition rare dans le paysage actuel. Mieux vaut un trop-plein de symboles qu’un vide scénaristique ou un film vu et revu, sans proposition, sans audace. Alpha est une oeuvre d’art, celle d’une autrice qui reste passionnante et dont nous attendons la prochaine proposition.