Quand Joshua Oppenheimer part en Indonésie, il propose à Anwar Congo, l’un des bourreaux des communistes dans les années 60 de raconter son histoire, 40 ans après. L’ancien militaire se lance alors dans un projet de mise en scène des meurtres qu’il a commis et aussi de son processus d’interrogatoire et de torture, en leur appliquant les tropes des différents films américains qu’il a aimés. Pour mener à bien ce projet, la consécration de sa vie selon son propre biopic en quelque sorte, il fait appel à ses différents amis et partenaire de l’époque, toujours vivant et souvent encore au pouvoir.
Un documentaire comme une prise de conscience
Mais cette histoire n’est pas celle de The Act of Killing. L’histoire que raconte Oppenheimer est celle d’un vieil homme qui ne dort plus, qui fait des cauchemars et qui peine de plus en plus avec son passé. L’histoire d’un bourreau qui n’arrive plus à dormir la nuit, car sur tous les gens qu’il a tués, une personne vient le hanter. La personne qu’il a décapitée gratuitement alors qu’elle était au volant de sa voiture. La personne dont il a vu la tête roulée. Ce qui vient le hanter dans ses rêves, ce sont les yeux morts de cette tête coupée qui le regardent encore et qu’il n’a jamais fermés.
Le film n’est pas larmoyant, et ne se range du côté des bourreaux, ni de celui victimes, ni même de celui d’Anwar qui a pourtant un acte de rédemption par sa prise de conscience. Mais s’il finit par comprendre, quarante ans après les faits, ce qu’étaient actuellement les exactions qu’il commettait chaque jour, son état n’est pas celui d’un mea culpa, mais d’un violent rejet, une envie de vomir terrible et irrépressible.
La trajectoire d’Anwar est très violente dans la mise en scène d’Oppenheimer. C’est un homme vieillissant qui commence à réfléchir sur ce qu’il a fait et qui réalise après 40 ans, qu’il a tué des centaines de personnes et qu’il a participé aux meurtres de plusieurs milliers d’innocents.
Comme dans un puzzle qui s’assemble, Anwar met progressivement en relation tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il sait. Cependant, ce qui le fait prendre conscience de ce qui s’est passé, le moment de rupture, est la reconstruction et la mise en scène de ses souvenirs de massacres. Il les perçoit pour la première fois comme témoin et non comme acteur. Les lunettes de l’idéologie se fissurent et tombent progressivement sur le champ de bataille qu’est le village en ruine qu’ils sont en train d’incendier pour une scène. Scène rejouant la razzia bien réelle qui s’est déroulée quarante ans plus tôt sur un village situé au même endroit.
Une autre scène, celle d’un interrogatoire déréalisé car ils portent tous des costumes de mafieux, achève la prise de conscience d’Anwar. Il interprète une victime, un homme communiste ou prétendu tel, qui se fait battre par l’un des bourreaux. Quand sa tête est mise dans un sac, en accord avec les directions qu’il a donné, et quand son grand ami (Herman Koto), tueur comme lui à l’époque, lui passe le fil de fer destiné à l’étrangler autour du cou, il s’effondre. Il tremble, il demande d’arrêter la scène. Pourtant, il n’enlève pas le sac de sa tête. Il est comme absent, écrasé par le poids de la réalisation. Il dit ne plus pouvoir tourner et ne pas pouvoir recommencer cette scène. Plus tard, il demande à Oppenheimer s’il pense que les communistes avaient cette terreur et ce désespoir quand il leur passait le câble autour du cou à l’époque. Oppenheimer, pour la seule fois dans le film (à une exception près) exprime alors son avis et un jugement sur le personnage. Il lui dit qu’il vit dans l’illusion s’il pense avoir ressenti ce que ces gens ont ressenti. Eux avaient vraiment peur, ils étaient vraiment désespérés, car pour eux, ce n’était pas un film, c’était la vie. Quand ils criaient « Couper », ce n’est pas la caméra qui s’arrêtait, mais leur vie.
Violence et sadisme : les thèmes du documentaire
Anwar fait souvent mention du sadisme dans le film et explique que leur idée à l’époque était d’être plus sadique que les films, d’être plus sadiques que les histoires pour devenir les plus sadiques de l’Histoire, après cette scène, le jeu des movies theater gansters prend soudain sens et s’effondre sous son propre poids.
Oppenheimer se sert de l’histoire d’Anwar pour montrer la réalité de l’Indonésie. Un pays dont plus de la moitié des dirigeants sont accusés de crimes contre l’humanité. Un pays qui est contrôlé par une association para-militaire toute-puissante et entièrement libre (Pemuda Pancasila) ayant but absolu d’exterminer les communistes. Un pays qui voue un culte au banditisme (une sorte de novlangue fait de « free-man » l’étymologie du mot gangster). Un pays où les gangsters sont fêtés, car ils sont une opposition à l’établissement d’une bureaucratie inefficace symbole du communisme.
Pendant tout le film, le spectateur est placé dans la situation très étrange de se demander si le film est une sorte de mea culpa de ces bourreaux aujourd’hui devenus vieux. Cette thèse semble impossible à défendre car pas un ne demande pardon, pas un ne semble regretter ses actes, pas un même ne semble traumatisé par ce qu’il a fait. Un exemple signifiant est celui de terrifiant Adi Zulkadry, parfaitement honnête et conscient de l’idéologie dans laquelle il était. C’est lui qui va dire à Anwar que les communistes n’étaient pas les méchants, les agresseurs, les monstres et les personnes cruelles, mais eux. C’est également lui qui va arrêter le tournage une seconde pour faire réaliser aux autres que s’ils vont jusqu’au bout, ils témoignent au monde entier de leur responsabilité. Il n’a aucun remord. Il ne se sent pas coupable et les crimes contre l’humanité qu’il aurait commis ne sont que la vérité de l’époque présente et pas une réalité selon lui. Seul Anwar fait des cauchemars. Les autres semblent être immunisés.
Oppenheimer est neutre, ses questions sont rarement filmées et il laisse les hommes s’exprimer très librement. Émerge donc de cette confiance qu’il a établie avec eux une liberté de paroles absolument terrifiante. Ils parlent du viol en série femmes et de très jeunes filles, de massacres de gens en les étranglant avec des câbles, en plantant leur tête sur des piques, en enfonçant des morceaux de bois dans leur anus pour soutirer des aveux aussi inutiles qu’inexistants. Et cela en pleine conscience de leur acte.
C’est cette situation qui est peut-être la plus dure à supporter pour le spectateur, cette déréalisation constante de la violence et de l’horreur des massacres et de ce qui ont été commis.
Est-ce un exercice de rédemption ?
Le montage d’Oppenheimer participe à ce sentiment de malaise car l’action n’est pas linéaire et elle alterne les scènes extraites du film qu’il est sensé tourné avec eux, la fiction en costume sur les massacres, et le documentaire dressant leur portait, un à un. Le spectateur n’est jamais complètement sûr de là où il se trouve et il suit Anwar Congo qui progressivement devient une sorte de coquille vide, une momie qui assiste impuissante (et horrifiée ?) aux atrocités qu’il a commises.
La question semble être : y a-t-il une rédemption possible pour quelqu’un qui réalise ce qu’il a fait en mettant en scène sa vie et en se représentant mis à mort comme ses victimes ? Oppenheimer n’y répond pas. Il montre seulement la prise de conscience d’un homme, ou plutôt l’éveil de sa conscience et la naissance de l’horreur dans un pays qui n’est pas conscient de son passé et dans lequel la violence règne d’une manière toujours très similaire, édulcorée, car les hommes ont vieilli, mais elle reste bien réelle.