Quand cinq sœurs subissent de plein fouet un patriarcat conservatif religieux et se retrouvent enfermées, privées de toute liberté sous le joug d’un oncle violeur, il ne s’agit pas de courir après son destin comme un cheval sauvage, mais d’y échapper. Aussi puissant qu’émouvant, le film de Deniz Gamze Ergüven a rencontré un grand succès critique en commençant avec la quinzaine des réalisateurs 2015, puis un rôle de favori pour l’oscar du meilleur film étranger, avant de gagner entre autres, quatre Césars dont celui du meilleur premier film. Et quel succès mérité !
Synopsis
C’est le début de l’été.
Dans un village reculé de Turquie, Lale et ses quatre sœurs rentrent de l’école en jouant avec des garçons et déclenchent un scandale aux conséquences inattendues.
La maison familiale se transforme progressivement en prison, les cours de pratiques ménagères remplacent l’école et les mariages commencent à s’arranger.
Les cinq sœurs, animées par un même désir de liberté, détournent les limites qui leur sont imposées.
Critique
Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine, dit sur le film qu’il “fait passer par toutes les émotions, comme le cinéma devrait le faire”. On ne saurait être davantage dans le vrai. L’histoire est comme un fruit trop mur. Au début tout semble bien – c’est heureux, paisible – mais dans la réalité, quand on regarde de plus près, on voit ce qui est pourri, ce qui est triste. Dans Mustang la caméra n’est qu’un regard, une vision neutre qui ne prend pas parti. Le film ne tombe pas dans une dénonciation pleine de pathos. Ce n’est pas racoleur dans le message. On voit ce qui ce passe et toute l’horreur que subissent ces sœurs est entouré d’un bel emballage cadeau. Par exemple, lors d’une scène de mariage, on voit des visages joyeux, de la lumière chaleureuse, les gens danser sur une musique entraînante… et la mariée, avec un masque de tristesse, vider tous les verres, essayant désespérément d’oublier sa condition. Elle est une femme privée de liberté, condamnée à épouser un homme qu’elle ne connait pas. Emprisonnée dans sa condition de femme.
Le film, dès le générique de début, nous annonce la couleur. Il sera ici question d’emprisonnement. Des lignes se croisent en parcourant l’écran. Mustang, le titre, reste derrière ces barreaux de prison. Le cheval épris de liberté est enfermé progressivement, jusqu’à ne plus pouvoir s’enfuir. Ici le Mustang c’est le groupe. Leur seul crime ? Etre des filles et en jouir, s’amuser. Leur châtiment ? Etre séquestrées par leur oncle et en toute légalité, en toute moralité. Si la femme se retrouvait à être déniaisée avant le mariage, où irait-on ! Alors, évidemment on bannit les jeans slim pour des robe “couleur merde” et on donne de bonnes leçons de cuisine. Il ne s’agirait tout de même pas qu’elles oublient leur rôle d’épouse ces filles là ! Enfin, quand elles sont en âge de se marier, vers les quinze ans, on les présente à la famille comme de jolies bêtes de foire. Et évidemment on n’oublie pas de mettre des barreaux aux fenêtres et de les priver d’éducation… Les sœurs sont enfermées chez elles et enfermées dans une morale liberticide
Deniz Gamze Ergüven a voulu à travers son film raconter ce que signifie être une fille, une femme dans la Turquie contemporaine puisqu’il s’agit d’une société où sa place fait débat actuellement. Elle a voulu redéfinir l’identité de la femme, son rapport à la sexualité et dénoncer l’absurdité du conservatisme qui pense que tout est sexuel. Le film est un beau parallèle avec la situation de la Turquie : il commence joyeusement et “laïquement” avant de sombrer dans le patriarcat le plus dur. Il en va de même avec la situation de la Turquie, qui est l’un des premiers pays à avoir légalisé le droit de vote des femmes dans les années 30 – contre 1944 pour la France – mais qui, paradoxalement, fait machine arrière sur des choses aussi élémentaires que le droit de disposer de son propre corps. Une scène assez anodine fait sens à cette disparition progressive de la liberté au profit d’une morale moyenâgeuse : quand les sœurs se font enfermer, on leur retire tout ce qui pourrait les pervertir. Ainsi on voit une photo de “La liberté guidant le peuple” de Delacroix. Il semble que la liberté soit vicieuse pour certains…
On sent évidemment un message politique fort dans ce film… que la réalisatrice ne reconnait pas totalement. Elle dit en interview qu’il ne s’agit pas de naturalisme, que l’histoire est totalement invraisemblable. Et ce n’est qu’à demi-mot qu’elle reconnait qu’il y a dans Mustang une réalité d’aujourd’hui. Elle a évidemment raison : il ne s’agit pas d’un documentaire sur la condition de vie des femmes en Turquie, qui en plus d’être bien différente entre Istanbul et les petits villages, comme on peut le voir dans le film ou simplement l’imaginer si on a un peu de bon sens, est ici poussé à l’extrême. Peut-être même s’agit-il d’un cas particulier. Mais il est une vérité qu’il ne faut pas négliger : la place de la femme en Turquie n’a de cesse d’être rabaissée. Alors non il ne s’agit pas ici d’un documentaire, ce n’est pas naturaliste comme le dit la réalisatrice, mais il y a une part importante de vrai, avec une fabulation nécessaire : l’oncle qui viole une de ses nièces, le chauffeur-livreur, ou simplement le passage avec la coupure d’électricité par exemple. Elle réussit à en dire davantage avec ce film qu’avec n’importe quel discours politique. C’est là toute la force du cinéma.
Pour rester fort face à cette tyrannie, il faut rester uni. Et les sœurs ont très bien compris cette idée. Elles forment un tout, une entité. Le spectateur va s’identifier au groupe plutôt qu’à une seule fille. Et c’est là un problème paradoxal. On ne parvient que difficilement et avec du temps à distinguer chaque sœur. On sait qu’il y a la plus jeune – la plus sauvage – celle qui est amoureuse et trois autres. Impossible de dégager une personnalité pour chacune, de s’identifier à l’une plutôt qu’aux autres pendant une bonne moitié du film. Pour tout dire c’est à peine si je saurais les nommer. C’est à la fois une force est une faiblesse. Le groupe forme un tout, mais chaque membre a du mal à s’en détacher. Deniz Gamze Ergüven a pris du temps avant de choisir les cinq actrices. Il fallait que la fratrie soit très organique, que les filles se ressemblent, puissent se répondre, se compléter, se comprendre. Plusieurs combinaisons ont été essayées avant que ce ne soit le déclic.
Elles sont par ailleurs toutes excellentes, d’un naturel éblouissant. Et c’est toutes les cinq ensemble, qu’elles ont remporté le prix Lumière du meilleur espoir féminin. Quand on dit qu’il s’agit d’un tout !
Le film est porté par une musique de Warren Ellis, un violoniste australien qui parvient à apporter une puissance narrative qui s’associe très bien avec le cadre du film, très méditerranéen. La photographie vient soutenir la chaleur présente dans le film. On rentre très vite dedans, et on ne s’ennuie pas un seul instant, avec pour le spectateur, une tension qui s’installe très vite et ce jusqu’à la toute fin.
Mustang est un film fort, puissant, qui réussit à nous émouvoir sans parti pris grâce à une caméra témoin, qui montre que derrière chaque instant joyeux se cache une vérité très dure et très triste. Le film est doté d’un fort message politique, qui se veut plein d’espoir plutôt que pessimiste – si le film commence par une entrée dans un tunnel, il se termine par la sortie de celui-ci. Cinq sœurs, semblables aux cinq actrices qui les incarnent, sublimes, pleines de vie, fougueuses, voulant la liberté, c’est ça Mustang.