Haiti, 1962. Un homme absorbe une potion concoctée et s’écroule dans la rue. Une brève cérémonie locale est suivie de l’enterrement. La caméra descend dans la fosse et reçoit la dernière pelletée de terre. Peu après, on voit un corps qui marche recouvert d’un drap traîné dans la nuit. Il est conduit vers d’autres corps aux mouvements saccadés qui forment un petit groupe de zombis travaillant comme esclaves dans une plantation de canne à sucre. Puis, nous sommes transportés de nos jours pendant un cours d’histoire donné au pensionnat de jeunes filles de la Légion d’honneur, fondé par Napoléon 1er. Les élèves y apprennent que l’Empereur acheva la Révolution aux deux sens du terme et que le XIXe siècle fit l’expérience sporadique de la liberté plutôt qu’il ne déploya automatiquement les grands principes de 1789.
Une institution prestigieuse
Destinée aux descendantes de décoré(e)s, la Maison d’éducation de la Légion d’honneur est une institution non mixte réservée aux filles. Dans le cadre magnifique de l’ancienne abbaye royale de la basilique de Saint-Denis et son parc, elles sont plus de 400 à vivre en internat et travailler en uniforme. La vie dans la Légion est parfaitement réglée, depuis le lever à 6h45 dans des dortoirs de 90 lits à l’extinction des feux à 22h, en passant par le dîner à 18h30 dans l’immense réfectoire et le temps libre entre 19h et 20h. L’uniforme élimine les barrières sociales et l’entre-soi féminin aide les filles à se construire plus librement, avec des contraintes acceptées et la sororité comme principe. Cette discipline consentie en espace clos est habilement présentée dans le film comme une force de protection relative contre le monde extérieur et une force de cohésion quand Mélissa la Haïtienne est intégrée sans heurt au groupe de copines. Mais le montage qui passe sans transition d’une vue aérienne de la Maison à celle d’un cimetière haïtien suggère aussi de bien étranges glissements ou rapprochements et la musique de film d’horreur seventies offre une solution de continuité entre deux réalités apparemment très distantes.
Napoléon et l’esclavage
En rétablissant l’esclavage, Napoléon trahissait pour beaucoup les idéaux révolutionnaires d’égalité et ses armées n’étaient plus celles de libérateurs mais les instruments d’une volonté de conquête et de domination. Il rencontra aussi à Saint-Domingue son premier échec militaire, dû surtout en vérité à la fièvre jaune qui décima ses soldats, mais la question coloniale mal traitée annonçait déjà la chute de l’Empire pour les historiens anticolonialistes qui présentent aujourd’hui Napoléon comme un despote sanguinaire. L’ex-colonie proclamait son indépendance. Hélas, Haïti allait devenir un pays en proie aux dictatures militaires, aux coups d’états permanents et aux ingérences étrangères notamment américaines. La période Duvalier père et fils, qui fût celle d’un pillage économique du pays, explique la présence de Mélissa à la Légion ; sa mère a été décorée pour avoir enquêté sur les crimes de Baby Doc. Dans The Serpent and the Rainbow (1988) de Wes Craven, les tontons macoutes au service du pouvoir utilisent la puissance ténébreuse du vaudou pour terroriser et asservir les opposants. Zombi Child présente une variation sur ce thème.
Le vaudou et la zombification
La révolution haïtienne commença, parait-il, lors d’une cérémonie vaudou mais les descendants des esclaves à culture rurale et vaudou n’ont jamais obtenu le pouvoir. Maintenus dans la misère par des régimes corrompus, ils ont été exploités par les élites noires qui ont rétabli une forme d’esclavage dans les plantations. Les colons blancs ont été supplantés par des noirs accusés de « zombifier » leurs frères. Parfois au sens littéral puisque, dans le film, l’esclave qui s’échappe de la plantation a été zombifié sur les consignes de son propre frère. Il s’agit donc d’une affaire familiale. La drogue ou la « poudre de zombi » enlève toute mémoire au prétendu ressuscité qui avait été plongé dans un état de catalepsie. Retrouvant l’usage mécanique de ses membres, il n’est plus qu’un pantin articulé jusqu’à ce qu’il absorbe de la viande ou du sel. C’est ce qui arrive au grand-père de Mélissa ; on le voit ensuite fuir, retrouver sa propre tombe et errer dans l’île pendant des années. Le film décrit les pratiques vaudou qui incluent le processus de zombification mais pas seulement. La femme mambo à laquelle Fanny rend visite n’est pas une sorcière exerçant la magie noire ; c’est une prêtresse capable d’invoquer les esprits. Le risque est que si l’esprit est celui d’un démon indésirable, la mambo ne pourra pas exorciser. Fanny est plus fragile que Melissa qui invoque avec succès l’esprit de son grand-père. Les deux amies sont chacune possédées mais le secret de Mélissa est libérateur tandis que les rites d’incorporation auxquels Fanny s’expose peuvent être dangereux.
Le politiquement correct
Le réalisateur Bertrand Bonello évite les lourdeurs du film à thèse et c’est davantage les images, le montage et la subtilité du scénario qui constituent le sous-texte politique audible dans la France contemporaine. La jolie Fanny (Louise Labeque) est une adolescente blanche abandonnée par son petit ami idéalisé (elle le voit uniquement en rêve). Elle veut mourir et elle s’initie au vaudou pour surmonter son chagrin mais peut-être aussi pour se venger. Voilà une « expérience de la liberté » sur le plan strictement individuel. Le pensionnat est perçu tantôt comme un incubateur tantôt comme un mausolée. Les jeunes filles peuvent revenir à la vie après la mort apparente qui fut une forme d’initiation ou ne pas réussir à se libérer et, alors, elles reproduiront les comportements esclavagistes qui furent d’abord ceux du monde blanc, ensuite de leurs imitateurs nègres. Dans les plantations d’Haïti, ce sont des noirs qui exploitent d’autres noirs. Et si Duvalier est mort, les descendants des tontons macoutes continuent leurs méfaits dans un pays ravagé par le grand tremblement de terre de 2010.
Les petites Françaises de la Légion apprennent leurs leçons d’histoire sur Napoléon. Mais écoutent-elles suffisamment les « rugissements de zombies » de la communauté noire ? Voilà la question très politiquement correcte attendant une réponse adaptée aux exigences de la République néo-française multiculturelle qui se prépare à la discrimination positive dans les grandes écoles. L’exception de la Légion serait-elle une survivance de la blanche Europe où les zombis, quelque soit leur couleur, sont de plus en plus nombreux ? « Les zombies, c’est nous » déclare Jim Jarmusch à propos de The Dead Don’t Die.