Les crimes du futur, sélectionné en compétition à la 75e édition du Festival de Cannes, marque le grand retour du cinéaste David Cronenberg au Body-Horror. Le film divise les critiques et spectateurs, mais surtout, il ne laisse pas grand monde indifférent et génère son lots de discussions et de débats en sortie de projection. Quoiqu’on en pense, il offre un regard unique sur notre monde avec cette vision déprimante d’un futur dans lequel des personnes se mettent à faire pousser des organes inutiles qu’elles retirent ensuite, souvent dans le cadre d’un spectacle qu’elles donnent devant un public enthousiaste. Le film est dense, parfois flou notamment dans sa première partie mais aussi très bavard, et donc didactique, exposant ses idées au moyen de longues conversations qui laissent entrevoir sa quête de sens.
ATTENTION, la suite de cette analyse, est comme d’habitude, garantie 100% spoilers. Nous recommandons la lecture de cet article uniquement si vous avez vu le film !
Synopsis
Au fur et à mesure que l’espèce humaine s’adapte à un environnement synthétique, le corps subit de nouvelles transformations et mutations. Accompagné de son partenaire, le célèbre artiste de performance Saul Tenser met en scène la métamorphose de ses organes. Pendant ce temps, un groupe mystérieux tente d’utiliser la notoriété de Saul pour faire la lumière sur la prochaine phase de l’évolution humaine.
Analyse du film et de ses thèmes
Le film Crimes du Futur de David Cronenberg repose sur une concept fort, des images très stylisées, et un propos parfois complexe, pour ne pas dire brouillon. Les acteurs principaux eux-même n’ont pas toujours compris l’intention du cinéaste; comme évoqué dans plusieurs interviews. “Je dois admettre que je n’ai pas tout compris quand j’ai lu le scénario au début. J’ai sauté dans la piscine, et je pense que c’est ce que veut David. Il est un observateur de son propre travail. Pour moi, c’était aussi une métaphore sur ce que c’est que d’être un artiste, et c’est ainsi que je me suis liée au film. En tant qu’artistes, nous donnons tout – notre corps et notre âme.”, a par exemple déclaré Léa Seydoux.
Cronenberg, de son côté, a déclaré qu’il “ne se souciait vraiment pas” de savoir si l’un de ses acteurs comprenait le sens de son histoire, car il voulait susciter une performance brute. C’est peut-être aussi pour cela (et la piètre qualité des dialogues) que le jeu des comédiens sonne régulièrement faux et récité malgré tout leur talent. “Vous engagez des acteurs brillants qui conviennent parfaitement au rôle, et peu importe s’ils pensent ne pas savoir ce qu’ils font. J’ai eu beaucoup d’acteurs qui m’ont dit : ‘Je ne sais pas ce que je fais’. Et je leur dis : ‘Ouais, continuez à faire ça’. Je veux vraiment voir quelle est l’intuition des acteurs et ce que l’acteur apporte.“
Selon Cronenberg, Tenser, le personnage incarné par Viggo Mortensen, qui expose ses propres organes à la vue de tous, représente un véritable artiste passionné. “Tenser est vraiment un avatar, un gabarit ou un modèle de l’artiste qui donne réellement tout ce qu’il peut donner, s’ouvre et donne ce qui est la partie la plus profonde, la plus intime de lui-même cachée à l’intérieur. Il l’offre à son public et est donc incroyablement vulnérable au ridicule, au rejet, à l’incompréhension, à la colère. Et pour moi, c’est le modèle d’un véritable artiste passionné.”
Au-delà de la représentation expérimentale de l’expression créative, le film de Cronenberg est une interprétation plus large de ce à quoi pourrait ressembler la prochaine étape de l’évolution humaine. “Je pense que nous évoluons, et non pas que nous dévoluons. Nos systèmes nerveux sont complètement différents de ceux des êtres humains d’il y a 100 ans. Je pense que l’utilisation des écrans, l’utilisation de la technologie numérique a réellement modifié nos systèmes nerveux.”
Tout cela fait partie de la réflexion du film sur l’identité, la métaphysique et nos propres plaisirs macabres. C’est une œuvre où Cronenberg est à la fois le plus pur et le plus énigmatique. Bien que l’on ne sache pas exactement en quelle année se déroule Crimes du Futur, on est certainement assez loin dans le futur pour que les choses aient changé dans le monde. Les humains sont suffisamment avancés pour passer officiellement à l’étape suivante du processus d’évolution, appelée syndrome d’évolution accélérée. Le corps humain s’empresse de changer pour répondre aux altérations qui se produisent dans le monde physique, comme l’augmentation du plastique. Dans le cas du film, l’évolution humaine s’est divisée en deux factions : Les humains qui ne sont plus capables de ressentir la douleur et les personnes qui sont encore capables de ressentir la douleur et qui font inexplicablement pousser de nouveaux organes.
L’absence de douleur et d’infections permet aux gens de faire des choses sur leur corps qu’ils ne pouvaient pas faire auparavant, explorant l’anatomie humaine avec curiosité. Contrairement à l’évolution du reste du monde, Lang et ses disciples ont décidé d’accélérer le développement humain encore plus loin et plus vite qu’il ne l’était. À ses yeux, les humains devaient évoluer jusqu’à pouvoir vivre dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, et tel qu’il sera demain. Se faire opérer pour s’assurer que lui et sa secte puissent manger et digérer du plastique était crucial pour la prochaine étape de l’évolution humaine. C’est pourquoi lui et son groupe ont ouvert une usine pour produire des barres de plastique comme nourriture. Après la mort de son fils Brecken, Lang a voulu que Caprice et Saul fassent une autopsie publique du corps de son fils pour que le public puisse voir que les humains peuvent évoluer pour manger du plastique et être en bonne santé – le corps de Brecken serait un exemple de la raison pour laquelle les gens ne devraient pas craindre le développement des humains car il serait naturel. Bien sûr, “le système” ne l’entend pas la sorte et modifie les organes dans le corps de l’enfant avant l’autopsie retranscrite publiquement.
Explication de la fin
Au cours de ce voyage de découverte de soi, Saul a plusieurs rencontres avec le détective Cope pour lequel il est un informateur. Cependant, l’artiste commence à remettre en question tout ce qu’on lui a dit. La rencontre avec Lang, lors de ses nombreuses promenades nocturnes dans les rues, est au cœur de ce questionnement. Au lieu d’être le miracle que Lang et la communauté grandissante des mangeurs de plastique espèrent qu’il sera, l’autopsie ne révèle rien de naturel et d’unique. Saul apprend plus tard qu’il s’agissait d’une opération de camouflage, destinée à empêcher les gens d’apprendre la vérité. (en plus de l’assassinat de Lang)
Tout cela nous amène à la scène finale avec Saul et Caprice. Alors que Saul s’efforce à nouveau de manger sur sa chaise, Caprice saisit l’une des nombreuses barres en plastique que l’on a vues tout au long du film. S’il la mange et qu’il n’arrive pas à la digérer, cela pourrait signifier la mort pour lui, mais il décide d’essayer quand même. Caprice s’empare d’une caméra, un dispositif qui se porte comme un anneau, et capture le moment où il la mange pour la première fois. Filmé en noir et blanc, Saul est apparemment submergé par l’émotion lorsqu’il consomme le plastique. Dans un gros plan sur son visage, il verse une seule larme. Sa chaise, qui anticipe sa douleur, reste silencieuse, n’a plus d’utilité.
Une telle scène peut en laisser plus d’un sceptiques quant à son sens, sa pertinence et sa capacité à réellement conclure le métrage et ses enjeux. Tout au long du film, le cinéaste a exprimé son intérêt pour les artistes et leur manière de se mettre en scène. l’oeuvre de Saul est une partie de lui-même à moins que sa vie soit une partie de son oeuvre. C’est une extension de ses motivations. Le fait que Caprice filme cette expérience pour un public potentiel change la dynamique car ce n’est plus seulement pour eux. Saul est maintenant, qu’il en soit conscient ou non, en train de monter un autre spectacle, de créer une nouvelle oeuvre, de partager un message et de reprendre le flambeau de Lang, qu’il en ait conscience ou non. Il joue un rôle dans l’avenir du monde. La caméra étant présente, nous pouvons nous interroger sur cette larme finale. Est-elle sincère ? Est-elle “fabriquée” ? Y a-t’il vraiment une émotion ou n’est ce que fiction pour le public qui le suit ?
Cependant, que la larme soit sincère ou non, ce moment en dit long sur la situation dans laquelle se trouve Saul. Il semble vraiment croire à la cause défendue par Lang et son groupe. Il a fait un acte de foi en consommant le plastique et en le transformant en une vidéo qui pourrait être partagée avec d’autres. Si l’autopsie n’a pas permis d’obtenir la déclaration que Lang espérait, il semble que cette vidéo pourrait facilement combler ce vide.
Saul, comme ses sentiments changeants concernant le travail avec Cope, continue d’évoluer. Il est un croisement entre le processus d’évolution actuel et le stade suivant, qui lui permet de mâcher et de digérer du plastique. La fin du film de Cronenberg semble accueillir le changement comme quelque chose de naturel plutôt que d’étrange. Le cinéaste prend parti. Contre toute attente, les humains vont se développer pour s’adapter à leur environnement plutôt que l’inverse. Peut-on voir ici un point ce vue de climatosceptique ? Ou plutôt de quelqu’un de lucide, réaliste, qui, à travers une une oeuvre fort peu réaliste et plutôt sombre, nous offre un regard optimiste sur l’avenir de l’humanité ? A chacun de faire son choix, comme tous les personnages du film.