Jack raconte son histoire : en 1969, sur la côte de l’Oregon, une mère et ses quatre enfants (Jack l’aîné, Billy, Jane et le petit Sam) arrivés d’Angleterre, reviennent s’installer dans la maison maternelle, fuyant un passé qu’ on devine douloureux. La mère a repris son nom de jeune fille, Marrowbone, qui est aussi celui de la maison. Le groupe fait connaissance, au chaos rocheux en forme de crâne, de Allie plutôt fée que sorcière et jeune fille de la ferme voisine avec laquelle Jack communique par des signaux à distance. La mère mourante fait promettre à ses enfants de rester ensemble pour se protéger, comme si un danger les menaçait. Un pacte est scellé entre les enfants à la mort de leur mère, mort qu’ils décident de dissimuler : « Nous sommes un » jurent-ils. Pour ne pas être séparés et pouvoir hériter de la maison, ils imitent la signature de leur mère sur un document remis au notaire Porter et récupèrent une cassette du père absent, cachée dans les rochers de la falaise et contenant de l’argent volé (« blood money »).
Un dispositif de protection multiple
Afin d’échapper au fantôme qui les poursuit d’un continent à l’autre, les enfants construisent une « forteresse » de carton dans une pièce de la maison. Mais c’est aussi la maison entière qui doit être protégée contre l’intrusion du fouineur Porter, venant extorquer signature et argent. Ils essaient aussi d’ignorer une certaine pièce avec cheminée et dont la porte a été murée. Cet oubli forcé est encore une protection, bien illusoire. Le souvenir ou la vision d’un homme armé qui surgit à la lisière du bois et tire dans une fenêtre semble personnaliser un danger extérieur. Mais alors, pourquoi recouvrir ou retourner les miroirs ? Si le monstre est au dehors, il ne peut surgir du fond d’un miroir, à moins de se confondre avec le reflet de celui qui regarde.
Une très belle scène montre le petit Sam qui, ayant pénétré dans la chambre de la mère en prenant les clés et écoutant les enregistrements, laisse tomber le drap couvrant le miroir. Récupérant le tissu, il s’en drape et regarde dans le miroir de l’armoire. Son reflet grossit et devient un fantôme menaçant : le père recouvert d’un linceul.
Un montage parallèle
Porter laisse entendre à Allie que le père disparu était « plus que cruel ». Jack se confie à Allie : son père était un monstre. Porter, jaloux, tente de faire chanter Jack pour obtenir les £ 10 000 volées par le père et jamais retrouvées. A l’ œil du crâne, Jack a déposé le document « Our Story » à l’intention d’Allie avec qui il avait rendez-vous. En accompagnant Allie dans sa lecture, le spectateur adopte encore le point de vue de Jack, mais réfracté par Allie. Il voit se dérouler les événements du passé (version Jack) mais ceux-ci interfèrent avec le présent (version actualisée par Allie). Le père, du nom de Fairbairn, était un voleur, un tueur en série et un violeur incestueux. Il est dénoncé à la police par ses proches qui ont aussi gardé l’argent volé. Probablement évadé, Fairbairn vient menacer sa famille. Jack le convainc d’abaisser son arme et l’entraîne vers la cachette du magot au bord de la mer. Le père et le fils se battent ; les deux sont gravement blessés mais survivent et reviennent l’un après l’autre vers la maison : Jack en second puisque, d’abord inconscient, il perd du temps et arrive trop tard : ses frères et sœur ont été tués par le monstre. Fou de rage et de désespoir, Jack emmure son père vivant. C’est le secret de famille.
Certains détails font douter de cette version. Quand Jack, blessé à la tête, revient à la maison, a-t-il retrouvé toute sa raison ? Allie ne semble pas en douter. Faisons comme elle. Toutefois, le montage parallèle entre passé et présent introduit un autre personnage qui, mieux que le père, incarne la menace présente : Porter. Il cherche en effet à s’introduire dans la maison et précède Jack.
Naturellement, pour Allie, il prend la place du père. C’est l’ennemi à abattre. Par ailleurs, la terrible blessure infligée par Jack à la gorge de son père aurait dû être mortelle. Or, voici qu’il reste debout et fait demi-tour après avoir précipité son fils du haut de la falaise. Est-ce vraisemblable ? On peut raisonnablement douter de la version Jack des événements et considérer la variante Allie comme indicatrice de ses préférences. Elle veut écarter Porter car il est un obstacle à son bonheur avec Jack.
Une histoire en images
L’histoire est figurée par Jack au moyen d’une maison de poupées (on voit aussi des soldats de plomb), d’un livre imagé et d’une carte naïve sur laquelle les enfants suivent tous ses déplacements, comme s’ils étaient écrits ou dessinés d’avance. L’histoire respecte donc un scénario, un schéma fixé par le grand frère : sa sortie de la maison, son parcours, son arrivée en ville, ses contacts avec les habitants (épicier, bibliothécaire, notaire). La réalité se conforme à l’histoire en images qui est le livre précieux qu’il remet à Allie. Ce livre (« Our Story ») a, pour la jeune fille, beaucoup plus de valeur (sentimentale et narrative) que l’édition originale (cadeau coûteux et vain) de Porter. Le déroulement des événements doit correspondre au plan préétabli par Jack, maître du discours. Jusqu’à quel point l’amour d’Allie va-t-il valider ce discours contestable ?
Le plan consiste : [1] à rentrer en possession de la maison maternelle qu’ils ont été contraints d’abandonner en raison des circonstances. Tous les moyens sont bons : fausse signature (de la mère) usage de l’argent volé (par le père) [2] liquider les mauvais souvenirs en établissant une frontière symbolique entre passé et avenir. Cette frontière, les enfants la franchiront deux fois. Une fois à l’arrivée. Mais le passé les rattrape. Une autre fois à la fin du film, quand nous comprenons que Jack était probablement seul depuis le drame. Le joli livre n’était pas un exposé factuel mais un roman illustré ne faisant que s’inspirer de la réalité.
Tel père, tel fils
Reprenons (mais ce n’est plus Jack qui raconte). Jack, 20 ans, revient avec sa mère née Marrowbone dans la maison maternelle en Oregon pour régler la succession avec le jeune notaire qui n’ignore rien du drame familial. Le père Fairbairn était un épouvantable criminel et bourreau d’enfants. Lors de l’affrontement père / fils sur la colline, le père est égorgé sauvagement. Mais traumatisé par ce parricide, Jack perd la raison et endosse la personnalité de sa victime. A moins que le père, en mourant, prenne littéralement possession de son exécuteur qui retourne à la maison, massacre sa famille et enferme les cadavres dans une pièce dont il mure l’entrée. Pour refouler cet accès de folie meurtrière, Jack invente une histoire : il est un justicier qui a commis un acte abominable mais c’est le père qui a été emmuré vivant. Et les enfants, toujours bien portants, ont entendu ses cris d’agonie.
Les deux scènes les plus traumatiques ne sont pas montrées. La vengeance du fils qui emmure son père et le carnage. Mais tandis que la première est tout de même dicible (Jack en parle), la seconde est indicible. Nous devinons seulement à la fin que les enfants ont été tués, par leur absence dans la forteresse cachée et par la présence de leurs cadavres dans la pièce murée. Il y a donc deux scènes d’horreur irreprésentables et non représentées à l’écran. Mais tandis que l’une est évoquée à deux reprises (oralement et par écrit) parce que faisant partie de la version Jack, l’autre est indicible parce que complètement refoulée.
Unique survivant et assassin inconscient, Jack souffre d’un trouble dissociatif de l’identité. Il endosse successivement la personnalité de chaque membre de sa famille. Il est tantôt Jane, Billy ou Sam, comme le découvre Allie dans la fragile forteresse. Mais il est aussi à l’occasion sa propre mère. Pour tenir sa promesse (ne faire qu’un), il a dû jouer tous les rôles. Y compris, si l’on adopte cette hypothèse, celui du père. En le reconnaissant dans le miroir par l’intermédiaire du petit Sam, en empruntant sa voix caverneuse, en commettant à sa place le massacre des innocents.
Le père, sur les photos des coupures de presse ou dans les souvenirs-visions, est d’ailleurs à peine plus âgé que son fils. Lors du règlement de compte en pleine nature, on a l’impression de voir Jack combattre son double.
Des objections et une conclusion
Le film se conclue sur une happy end. Malgré les mises en garde du psychiatre, un avenir de guérison s’ouvre apparemment devant Jack en compagnie d’Allie, sa future femme, qui résume en elle toute la famille disparue. C’est le sens du plan final où l’on voit réapparaître les enfants radieux près du bois, à l’endroit même où le père menaçant tirait son coup de fusil. Si Jack est resté en liberté et n’a donc pas été reconnu par les médecins comme un dangereux meurtrier psychopathe c’est que l’enquête de la police n’a pas conclu à sa culpabilité. Le père est bien l’assassin de ses enfants. Mais puisque les seuls corps retrouvés dans la pièce par Porter sont justement ceux des enfants et pas celui du père, il faut en conclure que la théorie de la survie du père a été adoptée par les autorités. Et qu’il est tué à la fin par Jack en état de légitime défense pour sauver Allie.
Pourtant, comment croire à la réalité de cette créature hirsute qui se nourrit d’animaux crus et boit de l’eau de pluie ? Quand le « monstre » (joué par un acteur qui n’a que ce rôle) est tué à bout portant par Jack sur indication d’ Allie, c’est en réalité Porter que Jack vise. Et c’est Jack que Porter désigne à Allie comme son meurtrier. La créature n’existe pas ; elle n’est que le fantasme du garçon, la caricature du père que Jack s’imagine avoir enfermé et qu’il doit tuer une seconde fois pour achever son parricide et se libérer. En revanche, Porter qui représente un danger réel (expropriation, chantage, jalousie) doit être éliminé et il le sera.
D’autre part, si le père avait vraiment survécu dans une partie de la maison, ce serait dans la même pièce que celle où il aurait massacré sa famille et où Jack l’aurait enfermé. Dans ce cas, ce ne sont pas des ratons laveurs et autre bestioles dont il se serait nourri mais de la chair de ses propres enfants fraîchement tués par lui. Pourtant aucune allusion n’est faite au cannibalisme et les cadavres des enfants ne semblent même pas très décomposés quand ils sont découverts dans la pièce à la porte défoncée.
Les enfants manifestent leur désir de quitter la maison. Ils ne fréquentent pas l’école et sont confinés dans un espace clos. Et pour cause, puisqu’ils sont mort. Pas plus que sa mère, Jack ne peut les emmener en ville. Il doit seul se montrer aux voisins. Allie a pourtant accueilli les enfants au rocher du crâne, leur faisant suivre un petit chemin initiatique. Elle les a donc rencontré. Mais c’était avant l’indication : « six mois plus tard ». Ensuite, Jack est toujours seul avec Allie. Et quand il lui donne rendez-vous au rocher, il l’a précédé pour y déposer le livre. Lui-même est absent. La version Jack des événements sera adoptée par Allie avec quelques variantes et une fin heureuse de circonstance. On peut aussi penser que Allie prend le relais dans le contrôle du récit et préside au retour de la famille fantôme.
Ce premier long-métrage espagnol a été tourné avec des acteurs anglophones et présenté en ouverture au festival de Gérardmer. Le thème devenu assez banal dans le cinéma fantastique et d’horreur du trouble dissociatif de l’identité (par ex. Split sorti en 2017) n’apparaît pas ici au cœur de l’intrigue. Beaucoup plus intéressante est la manière dont le récit est conduit en fonction du point de vue adopté qui est toujours une réécriture destinée à corriger et modifier le cours des choses au-delà des frontières entre la vie et la mort. Il n’y a pas de fantômes ou de morts-vivants à l’écran mais des projections de personnages disparus dans un récit émouvant. Celui d’une vie brisée qu’un jeune adulte cherche à reconstituer par l’imaginaire. Qu’il y parvienne peut-être à la fin n’est pas la moindre surprise de ce film cohérent et séduisant.
Vous dites n’importe quoi M. Lafeuille. Vous mélangez toute une chronologie.
Comme l’a bien vu Rémi, il y a chevauchement, par le montage, entre les séquences temporelles et superposition de différentes figures.
Vous avez dormi pendant le film ? Où alors vous n’avez pas compris le découpage temporel du film!
Deux remarques qui vont dans le sens de l’analyse proposée ici :
– Si nous voyons Fairbairn descendre par la cheminée, on ne le voit pas tuer. Il est devenu à ce moment-là un simple croquemitaine, un mauvais père Noël. Par contre, Jack enferme ses frères et sœur dans cette même pièce où ils seront massacrés. Bien sûr, il les enferme normalement pour les protéger mais les enfants sont quand même prisonniers et livrés au bourreau sans pouvoir fuir.
– Quand Porter est découvert agonisant par Allie, il porte à la gorge la même blessure mortelle que Jack a infligé à son père. Le père ne peut être l’assassin ou il tue par personne interposée. Le fils est le miroir inversé de son père mais il est aussi un relais.
Le père est la menace originelle. Une fois le père éliminé par sa blessure mortelle à la gorge, cette menace devient contagieuse. Elle touche d’abord le fils par un transfert brutal puis Porter par glissement progressif. Les deux deviennent dangereux. Jack songe d’abord au suicide mais les enfants morts « reviennent » pour l’en empêcher ; c’est donc qu’il les aurait protégé (déni de réalité). Porter, méprisé par Allie, craint par Jack, est une menace globale : rival amoureux, maître-chanteur. Il sera éliminé comme le père. Le passé et le présent s’enchevêtrent pour faire éclore le récit dominant, celui d’une jeune femme amoureuse qui se moque des « expertises » et écrit sa propre version des événements. Cette version devient la version officielle, y compris chez les spectateurs distraits dans la salle. Heureusement, Oblikon n’a pas les yeux dans sa poche. Merci.
Si la père de Jack n’avait pas survécu à sa blessure à la gorge, la police n’aurait pas trouvé son corps dans le grenier, uniquement ceux des 3 enfants et de Porter. Or, si j’étais la police, j’aurais douté de la version de Jack, sachant qu’il a des problèmes psy avérés. A mon sens, si Jack est libre, et donc innocenté, c’est qu’on a des preuves de la culpabilité du père et que son corps a été retrouvé dans le grenier. Même dans les années 60, si le père avait été tué 6 mois avant, la Police se serait rendue compte que la mort ne date pas d’hier…
Bonjour, cette fin m’a trituré l’esprit ! J’en suis venue à cette conclusion : Jack et son père se sont bien battus au bord de la falaise sauf que celui qui tombe et se cogne la tête ce n’est pas Jack mais son père, mort sur le coup. Ce parricide la perturbé et en revenant au grenier, avant d’ouvrir la porte on entend une voix caverneuse « ouvre la porte Jack, tu es là ? ». pour moi, ce sont les enfants qui parlent et Jack transforme cette voix en la voix de son père du coup il fait demi-tour et laisse les enfants enfermés.. vivants ! les coups que l’on voit sur la porte sont certainement fait par Bill lorsqu’il soulève la barre de fer pour tenter d’ouvrir cette porte et ils ont fini par mourir de faim car « il a frappé à la porte pendant des jours ». Lorsque Jack casse le miroir c’est pour ne pas entendre les enfants lui crier de venir ouvrir et de ce fait il met le tourne-disque à fond. Sous la personnalité de ses trois frères et sœurs, il a été en contact avec les vrais du grenier : scène du raton laveur : Jane/Jack s’est fait touché le bras par l’un des enfants. Sam/Jack à entendu un autre sifflé ce qui lui a rappelé des souvenirs et à ce moment voit son côté sombre (le drap) dans le miroir. Bill/Jack a certainement vu les enfants amaigris lorsqu’il est rentré dans la cheminée et peut-être que lorsqu’il regarde les corps sous les draps c’est que deux enfants avaient déjà succombés mais il en restait un. ou bien: il a vu les enfants morts et c’est à ce moment qu’il a mis un drap sur eux avant de repartir par la cheminée. Pour moi, Allie n’est pas plus saine d’esprit et à fait croire à Jack que Parker était son père et qu’il était l’homme à abattre car « Jane bill et sam sont toujours là je les entends » elle partage sa folie car à la fin nous voyons toutes les boîtes de médicaments non ouvertes donc non administrés.
Je viens de finir le film, et voilà ce que je comprends. C’est mon point de vue à chaud.
Jack, Billy, Jane, Sam, la mère, Porter, et le père ne sont qu’une seule et même personne.
Le grenier est la conscience du personnage principal, qui n’est d’autre que le père psychopathe (Fairbairn), Il y cache ses démons (meurtres, viols et vols).
À la suite de son évasion, il fuit aux États-Unis avec son magot.
Allie sait, depuis leur première rencontre au rocher, que ce personnage a plusieurs personnalités et c’est justement ce qui lui plait chez lui. Elle est tombée amoureuse de la personnalité de Jack, aime bien aussi d’autres de ses personnalités, sauf celle de Porter. Elle ne connaitra son épouvantable et véritable personnalité qu’à la fin du film. Mais la personnalité de Jack prend le dessus et tue le père (lui-même). A la fin, elle lui empêche de prendre son traitement pour qu’il garde la personnalité de Jack.
Je pense, à mon humble avis, que l’intrigue n’est pas si subtile que vous la décrivez : comme dit plus haut, si le cadavre du père n’avait pas été découvert fraîchement abattu, Jack aurait fini en hôpital psy si ce n’est en prison – et dans votre interprétation, la santé mentale d’Allie poserait sérieusement question…