Annecy 2020: courts-métrages de la sélection officielle

Ayant été accrédité pour suivre le Festival d’Annecy 2020 qui se déroule online pour la première année, Oblikon va développer plusieurs autres articles (My favorite war, Ginger’s tale, The Shaman Sorceress) pour vous donner une vue d’ensemble (mais précise) sur ce festival. Entre résumés, analyses des thématiques et même hypothèses sur les films, l’article suivant va s’attarder sur les différents courts-métrages présentés dans la sélection officielle. Les courts-métrages seront classés et jugés dans un ordre de préférence subjectif et non-exhaustif (sur les 37 courts-métrages proposés, 11 seront analysés ici).

Freeze Frame de Soetkin VERSTEGEN (Belgique)

Exceptionnel d’un point de vue esthétique, Freeze Frame est un court-métrage en noir et blanc qui s’attarde sur différents êtres vivants qui peuplent la planète. On pourrait même imaginer que ce court-métrage retrace une sorte d’évolution des espèces en général. Alternant des plans où des hommes décortiquent des blocs de glace et des scènes presque moléculaires où on voit des insectes dans des bulles de glace ou des squelettes d’animaux en mouvement (crapauds, lapins, humains), ce film oscille entre plusieurs univers. Mais tous sont faits de glace, de blancheur et d’un esthétisme fantastique. Les squelettes givrés d’humain, qui achèvent le film, sont sans doute les plus beaux. 

Murder in the Cathedral de Matija Pisacic et Tvrtko Raspolic (Croatie/Serbie)

Après le troisième meurtre d’un enseignant d’histoire de l’art au sein des ruelles brumeuses du Londres de 1910, la détective Gloria Scott décide de se mettre à la poursuite du mystérieux (et musical) serial killer. Accompagnée de Mary, comme Sherlock Holmes l’est de Watson, ce duo de détectives au féminin évolue dans les rues de la ville à la recherche de l’assassin. 

Film au graphisme intéressant et aux couleurs sanglantes, Murder in the Cathedral est un court-métrage plein de scènes digne du théâtre de l’absurde. Le mélange entre les références historiques et le personnage de Gloria Scott, qui est un peu l’anti-détective par excellence, donnent une allure très critique à ce film. Détective décalée, Gloria Scott est caustique et vainc toujours le mal malgré ses maladresses. Ce court-métrage est passionnant par les références historiques et artistiques dont il est jalonné.

Annecy 2020

Quelques clés de lecture culturelle:

  • Un clin d’oeil à l’esprit révolutionnaire français: Après son intrusion dans l’Eglise de l’archevêque de Canterbury, Gloria Scott mène une foule en colère hors du lieu saint. Sur le parvis de l’Eglise, elle réalisera une pose identique au tableau de De Lacroix : La liberté guidant le peuple (1830).
  • Une histoire de cire: Le musée de cire Madame Tussauds, situé à Londres et inauguré en 1884, est aussi mis en scène dans le court-métrage. Frère du musée Grévin de Paris, il permet de faire allusion à de nombreuses figures de l’histoire. Pour n’en citer que quelques-uns, on y retrouve Napoléon Bonaparte, Dante Alighieri et quelques autres personnages anachroniques comme Magritte ou les 4 protagonistes d’Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1972). La référence d’un « meurtre par la cire » peut aussi rappeler la saison 1 des Nouvelles aventures de Sabrina où Mr Bartel kidnappe Théo pour le transformer en statue de cire.
  • Une coiffure « chaloupée »: Madame Tucson, la directrice du musée de cire (dont le nom n’est pas sans rappeler celui de la vraie propriétaire), a une coupe de cheveux très particulière. Si le spectateur peut se dire que c’est fantaisiste et réalisé seulement en fiction, il se trompe car ce genre de coiffures a bien existé au XVIIIe siècle. Inventée par Léonard (le coiffeur de Marie-Antoinette), la perruque « à la Belle Poule » est une coiffure similaire à celle de Madame Tucson: les cheveux sont des vagues où se meut un bateau.

Quelques hypothèses — SPOIL

  • Thomas Becket, le retour? Si l’on en s’en tient au titre du court-métrage, celui-ci semble s’inspirer d’un roman, de même nom, écrit par T.S. Eliot en 1935. Ce dernier raconte l’histoire du meurtre de l’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, dans sa propre cathédrale. Malgré les divergences d’époques (1170 pour le roman et 1910 pour le court-métrage), le meurtre de l’archevêque a bien lieu. Tué par Gloria Scott alors qu’il s’est transformé en une sorte de gorille prédicateur, notre assassiné ne serait-il pas une référence au roman de T.S Eliot et à son Thomas Becket?
  • Adolf Hitler en serial killer? La fin du court-métrage révèle que le serial killer était en réalité un artiste autrichien qui vivait au sous-sol du musée de Madame Tucson. Il aurait été refusé deux fois à l’académie de Vienne. Mais ce mystérieux personnage ne serait-il pas l’analogue d’Adolf Hitler (à petite échelle)? Si Hitler aucune preuve existe sur le fait qu’Hitler ait été logé au sous-sol d’un musée de cire, on sait néanmoins qu’il est né dans l’ancienne Autriche-Hongrie (à Braunau am Inn en 1889), puis qu’il a été refusé deux fois aux Beaux-Arts alors qu’il vivait à Vienne. Beaucoup d’étranges coïncidences biographiques… De plus, l’éclair rouge que trace le meurtrier sur la porte de Gloria Scott et qu’il porte à sa bague n’est pas sans rappeler la forme des  S qui trônait sur les uniformes des SS.

Time o’ the Signs de Reinhold Bidner (Autriche)

Court-métrage à propos de la place des nouvelles technologies au sein de notre quotidien, Time o’ the Signs expose la vie d’un personnage qui est présenté sous la forme d’une silhouette noire, comme s’il était tracé avec quelques coups de pinceaux. De ses réveils avec deux cafés noirs au soir où il se recouche seul dans son lit, cette silhouette erre jusqu’à son bureau. L’atmosphère est rythmée par un tic-tac mécanique qui souligne le temps qui passe. L’image est aussi entourée de flous ce qui donne la sensation d’un univers réel mais parallèle: on reconnaît ses codes mais tous les lieux sont identiques afin qu’on puisse s’identifier. Cette atmosphère particulière permet aussi de montrer l’uniformisation du monde et de ses modes de fonctionnement. Les icônes des réseaux sociaux ne cessent d’apparaître, d’être détourné ou remanié. Par exemple, l’application de rencontre Tinder est utilisé par le personnage principal, dont on peut supposer qu’il est responsable des ressources humaines, pour sélectionner ses futurs employés.  Ce court-métrage montre le processus de déshumanisation totale dans lequel l’homme s’est inconsciemment lancé avec le numérique.

Carne de Camila Kater (Brésil, Espagne)

Polyptyque de 5 histoires distinctes, Carne est un court-métrage qui tente de saisir les différents rapports qu’ont les femmes à leur corps. 5 femmes, 5 corps, 5 techniques différentes: la diversité, qui est comptée par ce film, tente de saisir ce que veut dire “être une femme” notre époque et surtout qu’elle est le rapport qu’elles ont à leur corps, à leur féminité et aux regards que les autres leur portent. Le titre, qui renvoie à la viande, s’explique dans les titres donnés à chaque partie, et donc à chaque âge de la femme: comme un morceau de viande, elle est plus ou moins bien cuite.

  • La première histoire (Crua ou Crue) est basée sur la question de la grossophobie et sur l’appropriation d’un corps qualifié de “bien portant”. La technique utilisée est très bien choisie pour l’histoire racontée. En effet, c’est un stop-motion où l’histoire racontée est peinte dans une assiette. Cette mise en abyme rend palpable le propos mais donne surtout une autre portée à ce dernier. De plus, dans cette première partie, la question de l’obésité est traitée à travers le regard des autres, et notamment celui de la mère. La femme devient alors juge de la petite fille. L’image de fin, sur la poupée en porcelaine repeinte en rouge, est particulièrement troublante et fait la transition avec la deuxième histoire, portée sur les menstruations: Mal passada.
  • Le second tableau (Mal passada ou Saignante) traite de l’arrivée des menstruations chez les jeunes filles. Fait à l’aquarelle, il joue sur des coloris assez clairs entre les roses et le rouge. Il dépeint l’histoire d’une jeune ayant taché, pour la première fois, sa culotte avec le sang de ses menstrues. La fin du court-métrage expose différents corps de femmes de toutes les origines: il s’étend donc sur tous les corps et toutes les formes de féminité. La voix off rappelle aussi l’histoire des Vénus préhistoriques qui sont la preuve d’une immortalité de la femme: elle porte la vie et renaît donc par son propre sang.
  • Le troisième chapitre (Ao Ponto ou À point) est à propos de « l’hypersexualisation des femmes noires » mais aussi de la transidentité puisque c’est une femme noire et trans qui racontent son histoire. Images faites avec des aplats de couleurs numériques, les teintes oscillent entre rose/rouge et noir/marron. Elle expose que la vie des femmes trans « ne tient qu’à un fil », d’autant plus celle des femmes noires car elles sont les dernières personnes à être respectées sur l’échelle de la tolérance.
  • La quatrième histoire (Passada ou Bien cuite) traite de la ménopause chez les femmes. La question de l’homosexualité est adjointe à cette thématique car la voix-off est faite par femme lesbienne qui donne son point de vue. Elle explique la ménopause: qu’elles sont ses conséquences sur le corps mais aussi sur le regard des autres. Fait avec de l’argile qui est modulée tout au long du court-métrage pour faire des formes ou des visages, il exprime à quel point autrui peut être dur avec ce qui lui est extérieur.
  • Le cinquième et dernier tableau (Bem passada ou Très cruite) trace une sorte de bilan sur la condition féminine et son évolution. Traitant de liberté, des corps et de sexualité, il expose la naissance des femmes au monde mais aussi toutes les contraintes qui en découlent. Inspiré de la technique d’Albert Perru, le film est entièrement basé sur des dessins qui sont grattés directement sur une pellicule. Les couleurs sont très vives, l’esthétique rappelle les premiers films d’animation: autrement dit, c’est un court-métrage varié, aussi passionnant dans le fond que dans la forme.
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