Analyse du film Il demone di Laplace par Giordano Giulivi

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Ce film italien en n&b évoque directement le cinéma fantastique des années 1960, notamment les productions de William Castle qui, lui-même, rendait hommage à James Whale en remakant, par exemple, The Old Dark House (1932 & 1962). Mais loin d’être uniquement un film référentiel ou une pâle imitation, Giordano Giulivi développe dans un décor et une atmosphère steampunk, un scénario extrêmement ambitieux qui met en question les croyances scientistes héritées du XIXe s. Les personnages sont habillés comme de nos jours et la maison gothique est dotée de tout le confort moderne mais que vient faire ce magnétoscope qui permet aux invités de visionner les VHS du docteur Cornélius ? Et cet écran télé qui montre un feu de cheminée dans l’âtre ? Il faut bien sûr imaginer le maître des lieux, dont le nom évoque un personnage célèbre de Gustave Le Rouge, comme un savant capable d’anticiper certaines découvertes des siècles à venir. Et de soumettre ses invités, retenus prisonniers sur une île intemporelle, en haut d’une falaise photogénique, à une mystérieuse et dangereuse expérience qui durera jusqu’à l’aube.

Le rêve de Laplace

La vidéo du docteur est glissée dans le magnétoscope et, chose extraordinaire, Cornélius discute avec la personne qui vient d’introduire la cassette dans l’appareil. Pourtant, il ne s’agit pas d’une conversation en direct par connexion internet; la bande est préenregistrée. Il faut donc admettre que, dans le cadre de son expérience, Cornélius a la connaissance du futur dans ses moindres détails, au point d’être capable d’enregister à l’avance les réponses qui lui seront posées comme dans un face à face. La solution ébouriffante à ce problème se trouve, explique-t-il, dans la possession d’une “formule”.

La formule est celle dont Pierre-Simon Laplace faisait l’hypothèse en 1814 :

« Nous devons donc envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux. »

Cornélius prétend donc tester la formule à petite échelle, le temps d’une nuit dramatique, avec une poignée de cobayes réunis dans sa villa isolée. Partisan du déterminisme causal absolu, il cherche pourtant à réduire la gamme des réactions possibles. Pour cela, il est nécessaire de terroriser ses invités car le sentiment de peur limite les écarts de conduite ou de raisonnement. Une personne angoissée a un comportement plus prévisible et le calcul des probabilités en est simplifié. La manipulation psychologique vient en renfort du calcul des prévisions fiables.

Laplace/Cornélius imagine un univers-horloge, une mécanique céleste aux innombrables rouages. Tout serait déterminé éternellement par la forme des pièces, leurs dispositions réciproques et les forces qu’elles exercent les unes sur les autres. Les manifestations de la vie humaine sont tout autant déterminées que les mouvements des astres. Ainsi, les naturalistes du XIXe s. affirment que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile ou le rein l’urine. Le libre arbitre est une illusion et nous ne sommes que des machines biologiques. Mais en concevant une intelligence capable d’appréhender toutes les composantes de la machine, Laplace rêve d’un deus ex machina qui  ne serait pas le dieu des religions officielles mais une  intelligence humaine décuplée, agrandie, omnisciente, en fin de compte divinisée. C’est un surhomme, revêtu des prestiges de la science et qui a la tentation de se faire dieu. Un capitaine Nemo qui aurait mal tourné, trop humain.

Echecs ou billard ?

Comme l’action est censée se dérouler avant la découverte de la physique quantique, aucun doute ne semble tourmenter Cornélius sur la validité de la thèse déterministe. Il craint seulement que la formule soit incomplète ou trop perfectible, ce qui l’obligerait à refaire ses calculs. Mais les événements horribles qu’il met en scène dans sa villa vont le conforter dans sa croyance.

La villa est redoublée sous forme de maquette, pavée comme un échiquier. Les pièces de l’échiquier se déplacent simultanément aux occupants de la villa qu’ils figurent, sans qu’il soit possible de déceler le moindre décalage temporel. La présence de cette maquette à damier signifie que la vie humaine ne serait qu’un jeu d’échecs et les hommes de simples pièces. Seulement voilà, cet échiquier a deux particularités : D’abord, les pièces ne sont pas soulevées et reposées puisqu’elles ne sont pas prises en main, elles glissent. Ensuite personne ne déplace les pièces car il n’y a aucun joueur visible. Il faudrait donc supposer que les pièces (les êtres humains) de l’échiquier se déplacent en fonction de lois forcément très contraignantes – même si inaperçues – celles du destin. Mais aussi qu’il y a un destin contraire qui donne l’illusion de déjouer le premier alors qu’il s’inscrit dans le même cadre. Des deux côtés de l’échiquier, chacun joue sa vie mais la roue du Destin dans sa version finale effectue son tour complet et fait son choix.

La modélisation sous forme de jeu d’échecs dramatise la condition humaine en simulant un affrontement entre deux joueurs invisibles. Mais puisque l’enjeu n’est que l’élimination progressive des pièces, on ne voit pas l’intérêt ultime du gagnant, s’il doit lui-même non pas savourer son triomphe mais se sacrifier à son tour. Or, c’est bien ce qui semble être exigé par la logique interne de l’expérience, à la fin du film.

Pour échapper à cette logique, il convient d’abandonner le modèle des échecs pour celui du billard. Dans son livre, La Physique de la conscience (2015), Philippe Guillemant montre que, quelle que soit la précision des conditions initiales, au bout d’un temps plus ou moins long, donc au bout d’un nombre de chocs plus ou moins grand, la perte d’informations empêche les lois physiques de déterminer la position et la trajectoire des boules. Même l’univers entier ne pourrait contenir suffisamment d’informations pour espérer un déterminisme du billard. Le démon de Laplace ne pourrait pas connaître la formule puisqu’elle n’existe pas. Et ce qui vaut pour les boules d’un billard vaut aussi pour les particules ou pour les hommes.

D’autre part, le déplacement des pièces sur le damier par glissement – puisque aucune main ne les soulève – laisse croire qu’il y aurait une continuité de l’espace. Or, ce postulat est faux. Ce n’est qu’à l’échelle macroscopique que l’espace semble continu. Mais si l’on pouvait l’observer au niveau quantique, il nous apparaîtrait comme une structure discontinue formée de points séparés entre lesquels il n’y a rien, et certainement pas une distance à franchir. Dans un tel espace, la notion de trajectoire continue n’a aucun sens puisque la particule ne peut glisser d’un point à l’autre car il faudrait alors supposer un passage progressif entre deux points. Reste l’explication du saut qui est meilleure à condition d’admettre que le réseau qui manifeste la particule se désintègre complètement pour se réintégrer. Il s’agit moins alors de sauts que d’une forme de clignotement, comme si l’univers   se recréait à chaque instant. Le paradoxe est le suivant : si la longueur de Planck n’existait pas, tout déplacement serait impossible car la distance entre deux points serait infinie. Mais que le déplacement existe n’implique pas la continuité de l’espace, bien au contraire. Le passage entre deux points nécessite une reconfiguration totale du réseau pendant laquelle certaines informations peuvent être ajoutées ou supprimées.

Cet ajout d’informations, rendu possible par la discontinuité, explique qu’on puisse arriver à un état suivant très inattendu et sans rapport causal avec l’état précédent. C’est tout le déterminisme des équations, de la formule de Laplace/Cornélius qui s’écroule.

La reine

Dans l’ignorance des avancées de la science du XXe s., notre apprenti sorcier a fabriqué une dame qui est de loin la pièce la plus puissante du jeu, en tout cas la plus redoutée. Elle rode dans les couloirs de la villa, pouvant surgir à l’improviste d’un passage secret en se précipitant sur le malheureux joueur, tel un monstre grotesque. Longtemps, sa silhouette reste cachée. Puis nous distinguons quand même une sorte de sarcophage ambulant percé seulement de deux trous lumineux pour les yeux. La reine du jeu est simplement la mort qui se referme comme une boîte sur chacune de ses victimes. Et qu’importe la position des adversaires des deux côtés de l’échiquier puisque l’issue de la partie est connue d’avance pour tous les participants. Seule est disputée la place, le rang dans la succession des victimes.

En organisant l’exécution méthodique de ses invités par la reine, Cornélius fait preuve, malgré son omniscience apparente, d’une certaine légèreté. En effet, il n’est pas besoin d’être grand savant pour savoir que chaque être vivant doit mourir un jour. En spéculant comme il le fait sur l’angoisse de la mort, le docteur abuse de son influence pour empêcher ses cobayes de s’écarter du chemin tracé à l’avance, d’adopter des comportements non prévisibles. Si l’on considère le point A correspondant à la naissance et le point B à la mort,  il est certain qu’entre A et B, de nombreux trajets spatio-temporels sont possibles, certains malheureusement trop directs, d’autres plus longs et détournés. Comme il est impossible de connaître à l’avance les trajectoires de toutes les vies, qui ne sont pas mathématiquement déterminées en équations, reste l’ultime certitude de rejoindre le point B. La mort transforme alors la vie en destin mais ce destin ne s’impose pas à nous de l’extérieur; nous ne sommes pas les spectateurs de notre propre vie. Dans un film ou un roman, tout est déjà écrit par le scénariste ou le romancier. Par contre, dans la vie, il n’y a pas de metteur en scène, pas de grand ordonnateur. Nous pouvons, jusqu’à un certain point, changer notre futur même s’il est déjà réalisé au regard de l’éternité. L’imposture de Cornélius est de prétendre le contraire avec ses prisonniers mais aussi avec lui-même.

Le mensonge du démon

Le docteur se dissimule tout d’abord puis il finit par se mêler à ses victimes. Mais le plus surprenant est qu’un deuxième docteur, son double, va venir le conseiller sur le tard. Le dispositif meurtrier établi par le premier vise au triomphe de sa théorie matérialiste et déterministe exprimée par la fameuse formule. Cependant, le libre arbitre que l’on croyait définitivement écarté comme une gênante chimère, tente un passage en force. Le docteur étant le seul survivant, il doit choisir entre se laisser attraper par la reine ou tenter de fuir. Dans le premier cas, il prouve que sa théorie est valable à 100% car il n’existe aucun être humain capable de ruser avec la mort. Dans le deuxième cas, il a les moyens matériels de quitter l’île mais il sera contraint de refaire ses calculs car sa formule est fausse   puisque sa fuite et sa survie temporaire n’étaient pas prédites par les équations. Il hésite. C’est alors que son double, son mauvais génie, le démon en personne, lui apparaît et lui ment en lui faisant croire, sans le contraindre (parce qu’il est joueur), qu’il n’a pas le choix. Il le laisse donc libre de choisir mais le persuade que cette liberté est illusoire. Le docteur, déjà convaincu, préfère se faire avaler, dévorer par la reine. Il s’offre en holocauste au moloch scientiste en abdiquant sa liberté.

Très dialogué, ce film, est un rare exemple d’un cinéma de genre où les personnages, tous des chercheurs et des savants, ont entre eux des conversations de haut niveau sans que le suspense s’en ressente. Imaginez une série B intellectuelle et stylisée où les victimes d’un serial killer dissertent abondamment avant de se faire trucider. Et ce n’est pas ridicule mais terriblement anxiogène et perturbateur car, en projetant la peur physique dans un univers mental de controverse, les auteurs réussissent à déstabiliser le spectateur qui panique à son tour. Et maintenant, à vous de répondre à cette question vitale : le libre arbitre existe-t-il ?

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