Analyse thématique des films Matrix 1 et 2

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Dévirtualiser la matrice

Choisir la bonne couleur de pilule ne suffit pas pour se déconnecter de la matrice. Rejoindre les rebelles, croire en la prophétie, écouter les conseils de l’Oracle, errer dans les couloirs avec le maître des clés, rencontrer le Mérovingien ou l’Architecte ne permet pas de connaître la Réalité de plain-pied, comme s’il suffisait de repérer la bonne porte et de posséder la bonne clé pour franchir le seuil. Cependant, il ne faudrait pas en conclure trop vite que la Réalité est inconnaissable. Certes, elle se dérobe, elle se cache, mais notre monde, aussi virtuel et trompeur soit-t-il, produit aussi des effets de réalité. Et la trilogie Matrix nous enseigne que ces effets ne sont pas illusoires… sous une certaine condition : l’exercice de la liberté.

Puisque la rébellion est inscrite au programme (comme une révolution colorée), le problème est moins que le monde simulé soit « irréel », quand on n’échappe pas aux apparences, que de proposer aux hommes un bon usage de ces apparences qui corresponde à un étagement des degrés de connaissance. Le Spoon Boy, par exemple, a compris que le pouvoir de l’esprit sur la matière est secondaire puisque la matière est virtuelle. Ce qui importe est davantage l’image de la torsion parce que, dans un espace-temps courbe, nous pouvons théoriquement plier le monde, qu’il soit réel ou virtuel. La plasticité de notre environnement « solide » fait qu’il est constitué d’énergie et d’ondes. Cela vaut pour le petit bouddhiste, mais aussi pour la science moderne. Qu’importe alors qu’il y ait simulation ou pas. A ce degré de connaissance, pourtant déjà élevé, on ne s’occupe pas de savoir si Big Brother tisse son web. Plus intéressant est de connaître la composition des fils.

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L’Architecte explique que la rébellion a sa place dans l’économie générale de la matrice. La possibilité de refus a dû être intégrée dans le programme afin de résoudre l’échec des premières versions. L’homme, même réduit à un consommateur servile ou à un esclave, n’étant ni un animal ni un robot, finit par douter de la réalité parce qu’il a conscience d’une autre réalité que celle qui lui est familière. Son horizon ne peut se limiter à la satisfaction de ses besoins immédiats. Même si les conditions d’existence imposent des représentations lourdement codifiées, d’autres représentations sont possibles. Non seulement en modifiant les codes mais en les refusant en bloc. Néo peut réellement choisir de sortir de la matrice. Ce faisant il entraîne la fin de la race humaine mais son choix n’est pas illusoire comme veut lui faire croire l’Architecte pour l’influencer. En effet, la liberté de choix est la condition même de la simulation. Sans elle, elle tournerait à vide, dans un univers sans conscience. Ce n’est pas un défaut de la matrice. Bien au contraire, celle-ci télécharge une nouvelle version actualisée du programme intégrant le facteur humain, comme fonction régulatrice et de contrôle. La liberté humaine apparaît à la fois comme moyen et comme limite de la simulation. La matrice ne produit du virtuel qu’autant que l’envoyé des hommes éveillés (l’élu) l’accepte. Son refus renverrait le virtuel, la seule réalité représentable, au néant. La question de la réalité ne se pose plus seulement en termes de consistance ontologique, mais en termes de valeur que nous sommes prêts à donner à un monde partagé qui est notre responsabilité. Par son agir, c’est l’homme qui en vient à dévirtualiser la matrice.

La liberté d’être libre

Le réel sur lequel nous pouvons agir et qui nous affecte est comme une fluctuation du virtuel mais il n’est évidemment pas la Réalité ultime derrière la simulation. De ce Réel voilé, il est possible d’avoir une connaissance certes extrêmement limitée mais rationnelle et positive. Aux limites de la physique, la science le permet. Mais nous n’en dirons rien car Matrix ne s’engage pas sur cette voie périlleuse. Plus modestement, le film raconte une histoire sensationnelle de prise de contrôle des cerveaux et des corps par des machines. Pour être total, ce contrôle doit paradoxalement intégrer l’éventualité de sa perte. La soumission doit être volontaire pour être réelle. Sans quoi, elle ne serait qu’un leurre, un jeu. Que peut nous évoquer la machine centrale, invisible comme le dieu caché ? L’ordinateur cosmique ressemble peut-être à un méga-cerveau impersonnel mettant en réseau les cerveaux humains connectés. Ce machin flotte-t-il dans une autre dimension ? Une chose est sûre :  la conscience humaine et la liberté associées à la puissance computationnelle des machines produisent peut-être des univers semblables à des jeux vidéos ou à des blockbusters mais elles ne constituent pas la Réalité. Celle-ci n’est pas l’œuvre d’un ingénieur en informatique ou d’un cinéaste.

La matrice n’est pas une hallucination mentale (représentations inétendues) propre à chaque connecté mais une projection 4D commune à tous les connectés dans un espace de représentation, le cyberspace, qui – en plus d’être le lieu de l’« illusion » – est l’espace tout court. La « réalité » relative du virtuel se manifeste par la mort. La duplication grotesque de Smith, les reliquats monstrueux des versions obsolètes, les ballets aériens, la résurrection de Néo par le baiser de Trinity orientent plutôt le film vers la plasticité du cartoon, où l’on ne meurt jamais. Mais l’élu a compris que son choix n’est pas prédéterminé de toute éternité, qu’il peut ne pas revenir à la source, bien qu’il soit programmé pour le faire, et que le choix de la mort est la première étape de la dévirtualisation. Un monde où l’on ne peut pas mourir n’est pas réel. Il faut lui faire prendre consistance, densité, par la résistance que nous lui opposons. Les débranchés font encore partie de la matrice ? Leur résistance est illusoire ? Ce n’est pas une raison pour ne rien faire. La liberté de Néo a beau être conditionnée par le programme qui l’a conçu, l’élu conserve pourtant un pouvoir de décision. La liberté d’être libre, malgré toutes les déterminations, est le privilège de l’homme. Cette puissance lui montre le chemin de la Réalité.

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La question qui en cache une autre

Qu’est-ce que la matrice ? C’est la question obsédante pour les personnages et, à leur suite, les spectateurs. Façon détournée et ludique de se poser une question plus fondamentale : Qu’est-ce que la Réalité ?  Car même si la matrice est la seule « réalité » connaissable par les sens, l’emboîtement des mondes virtuels laisse notre curiosité insatisfaite. La Réalité est-elle repliée dans la matrice, sous l’aspect d’un langage informatique dans un non-lieu qui serait la source de toutes les formes ? Dans ce cas, il faut concevoir un grand programmateur invisible et inconnu. Ou la Réalité est-elle extérieure à la matrice ? Réponses dans d’autres films, ceux de Vincenzo Natali ou de Raoul Ruiz. Les sœurs Wachowski, puisque les deux frères transsexuels ont changé de sexe, sont davantage préoccupées de questions de genre, d’identité et d’éthique. Si un homme peut devenir une femme, alors le virtuel peut devenir réel, le non-vivant du vivant et inversement ; c’est une simple question de volonté, de liberté et de savoir-faire cybernétique. Certes, nous l’avons constaté, cette vision fusionnelle n’est pas que dystopie. Il est possible de rejoindre la matrice en état de servitude consentie et même d’effacer la connaissance de la servitude pour jouir sans entrave. A l’opposé de ce bonheur frelaté, Néo choisit d’exposer l’humanité à l’anéantissement. Je n’ai pas vu Matrix III, mais je doute que nous assistions à l’effondrement de la matrice. Il faudrait que les images cessent de défiler sur l’écran ou que les formes se désagrègent. Ce ne serait plus Matrix mais du cinéma expérimental pour le musée du jeu de Paume.

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